Au soir du 24 mars 1986, un tonnerre d’applaudissements s’élève soudain dans l’enceinte du Dorothy Chandler Pavilion de Los Angeles. En cause : l’apparition d’une femme qui a marqué deux décennies de cinéma américain de sa grâce et de son talent. Audrey Hepburn fait son entrée sur scène près de vingt ans après avoir pris ses distances de Hollywood au profit de sa vie familiale et de son engagement pour l’UNICEF. C’est Meryl Streep qui la première se lève de son siège pour saluer la star de Vacances romaines, alors qu’elle s’avance vers le pupitre de son port altier dans un magnifique sari rose. Tandis que le silence revient peu à peu dans l’amphithéâtre, Audrey Hepburn énonce un à un les noms des candidat·e·s à l’Oscar de la meilleure création de costumes. Pour la toute première fois de l’histoire de la cérémonie, c’est une femme japonaise qui est appelée à rejoindre la scène. Quelques mesures de la musique de Toru Takemitsu retentissent dans les travées tandis qu’une petite figure anonyme s’avance devant un parterre de stars du grand écran pour se saisir de sa récompense accompagnée de son interprète. Emi Wada, tout sourire, vient de remporter un Oscar pour les costumes de Ran, la nouvelle fresque shakespearienne d’Akira Kurosawa.

J’ai tenu à traduire et à sous-titrer l’intégralité de cet extrait de la 58ème cérémonie des Oscars, diffusé le 24 mars 1986. N’hésitez donc pas à le visionner avant de poursuivre votre lecture de cet article, d’autant plus que la fin de la vidéo est assez drôle !

Emiko Noguchi naît le 18 mars 1937 à Kyoto. Fille aînée d’une famille fortunée du Japon impérial, son enfance est marquée par la guerre, la crise, et la reconstruction d’une nation brisée par le fascisme et deux bombes atomiques. Ses parents adoptent une attitude moderne peu commune vis-à-vis de son éducation : elle conduit ainsi dès l’âge de dix-huit ans et restera entre autres choses dans l’Histoire comme l’une des premières femmes de Kyoto à obtenir un permis de conduire de classe 2. Elle découvre la mode occidentale avec les magazines américains comme Life et s’émerveille devant la myriade de couleurs et de publicités. On lui laisse par ailleurs une totale liberté dans le choix de son cursus universitaire, tant et si bien qu’elle entreprend d’étudier la peinture dans sa ville natale. Elle se destine ainsi tout naturellement à une carrière artistique, quand bien même il s’agit alors d’un milieu très masculin. Mais la peinture finit par l’ennuyer, et c’est alors qu’une rencontre va bouleverser sa troisième année à l’université des arts de Kyoto.

Il s’avère que Sumiko Wada, la mère d’Emiko, entretient une relation amicale avec son voisin Yoshitaka Yoda, scénariste de métier et collaborateur régulier de l’illustre réalisateur Kenji Mizoguchi. Les deux hommes bénéficient déjà à l’époque d’une certaine notoriété dans le pays : leurs films Les Contes de la lune vague après la pluie, L’Intendant Sansho et Les Amants crucifiés ont récemment été récompensés à la Mostra de Venise. C’est l’année de ses vingt ans, à la faveur d’une visite de courtoisie chez monsieur Yoshitaka, que la jeune Emiko fait la connaissance et tombe amoureuse d’un jeune homme de sept ans son aîné : Tsutomu Wada. C’est un jeune metteur en scène qui travaille essentiellement pour la télévision publique au sein de la Nippon Hoso Kyokai (NHK). Nos deux jeunes gens convolent la même année et emménagent à Osaka dans la foulée. Assurée par son conjoint qu’elle n’aurait besoin ni de cuisiner ni de faire le ménage au sein de leur nouveau foyer, elle poursuit brièvement la peinture à domicile avant qu’une opportunité ne lui fasse définitivement remiser ses pinceaux.

En 1957, Tsutomu se voit confier la mise en scène d’une pièce de théâtre : Aoi Hi (Flamme Bleue). Il se heurte toutefois rapidement à des contraintes budgétaires et doit rogner sur les coûts de production. Il envisage alors de demander à sa jeune épouse de confectionner les costumes de la pièce et d’en assurer la direction artistique : les femmes japonaises de cette génération savent coudre car on leur enseigne dès l’enfance, et Emiko est une artiste, “ça ne peut que fonctionner !” se dit-il. Trop heureuse de délaisser ses toiles, l’intéressée accepte et se découvre rapidement une passion pour la création textile. À cette époque, le métier de costumière est loin d’être répandu au Japon, et la jeune femme ne se doute pas qu’elle est sur le point d’entamer la première année d’une carrière qui s’étendra sur six décennies. Emiko Noguchi devient Emi Wada, costumière.

Emi Wada et son mari Tsutomu Wada en 1986

Comme le prêt-à-porter n’existe pour ainsi dire pas encore à l’époque, elle doit tout confectionner à la main, jusqu’aux sous-vêtements et aux collants des comédien·ne·s. Son mari et ses collègues s’émerveillent devant l’ingéniosité dont elle fait preuve pour coudre et pour teindre les tissus. Contrairement à la peinture qui est un art solitaire, les costumes prennent vie lorsqu’ils sont portés et les concevoir lui procure une joie intense. Grâce aux efforts conjoints des époux Wada, la pièce est un succès et amorce la carrière d’Emi dans le monde du spectacle. Elle bénéficie par ailleurs des relations professionnelles de Tsutomu et de leur ami critique de théâtre Tetsuji Takechi : elle va ainsi faire de nombreuses rencontres et travailler sur plusieurs comédies musicales ainsi que sur des pièces underground de kabuki, le théâtre traditionnel japonais.

Quelques années plus tard, le couple déménage d’Osaka pour Tokyo et leur vaste réseau de contacts s’en voit décuplé : Emi Wada fait la rencontre d’une multitude de figures de la contre-culture japonaise des années 1960, comme l’écrivain Yukio Mishima. Elle participe même à la production d’un premier film aux studios de la Toho : Marco, de Seymour Robbie. C’est une coproduction nippo-américaine qui met en scène la relation entre Marco Polo et l’empereur chinois Kubilai Khan ; le film ne passera toutefois pas à la postérité malgré le talent manifeste d’une grande partie de l’équipe de tournage. Si ce n’est pas avec les quelque 50.000 yens gagnés péniblement chaque année qu’Emi Wada fera fortune, le couple peut toutefois compter sur le salaire de fonctionnaire de Tsutomu pour subsister et élever leur fils.

Aimee Eccle dans Marco (1973) de Seymour Robbie

Les années passent et les projets s’enchaînent, jusqu’à un soir fatidique de l’été 1975 : Emi Wada assiste alors à la projection du nouveau film du célèbre cinéaste Akira Kurosawa, Dersu Uzala. À l’issue de la séance, elle est invitée par son ami producteur Yoichi Matsue à une soirée organisée par l’équipe du film. Parmi les convives, elle reconnaît le réalisateur et entame la conversation en lui faisant part de son admiration pour son film Le Château de l’araignée, sorti vingt ans plus tôt. Grande amatrice de Shakespeare, elle ne tarit pas d’éloges à l’endroit de cette adaptation de Macbeth transposée au Japon féodal. Akira Kurosawa lui confie alors qu’il a pour projet d’adapter une autre pièce du Barde : Le Roi Lear. Emi Wada lui répond d’un ton badin qu’elle adorerait s’occuper des costumes. Des années plus tard, le maître du cinéma japonais se souviendra de cette petite costumière opiniâtre et lui demandera d’habiller les comédien·ne·s de son prochain film : Ran.

Affiche de Ran (1985) d’Akira Kurosawa

C’est un sujet maintes fois documenté par des journalistes et des historien·ne·s du cinéma autrement plus érudit·e·s que l’humble rédactrice de cet article : il est de notoriété publique que la production de Ran fut tout sauf un long fleuve tranquille. C’est en 1983 que débute le tournage, qui sera notamment marqué par le décès de l’épouse d’Akira Kurosawa. Ran est un drame en costumes adapté de William Shakespeare, qui montre l’absurdité de la guerre et la folie des Hommes ivres de pouvoir. Grâce à un budget pharaonique, le cinéaste ordonne l’édification d’un château qui sera réduit en flammes pour les besoins du film, commande à quelque deux cents chevaux, filme de magnifiques images du mont Fuji et des châteaux de Kumamoto et de Himeji, et ordonne la conception de plus d’un millier de costumes. Ran devient rapidement le film le plus coûteux de l’histoire du cinéma japonais, à tel point que la production arrive à court d’argent à mi-parcours : Emi Wada et le cinéaste s’endettent ainsi personnellement pour payer les matériaux et continuer le travail en attendant de trouver de nouveaux financements.

Quelques pièces des costumes de Ran (1985) d’Akira Kurosawa

Pour concevoir les costumes de ce film, Emi Wada s’inspire de son enfance à Kyoto et de son parcours universitaire. Elle évoque notamment le kimono de Yoshiko Miyazaki, inspiré par une toile de Sandro Botticelli. Si elle commence la conception des costumes de Ran par celui de l’actrice Mieko Harada, elle supervise également la tenue de centaines de figurants que son équipe met deux ans à assembler pièce par pièce. Ran sort dans les salles japonaises en juin 1985 et rapporte tout juste assez d’argent à ses producteurs pour qu’ils rentrent dans leurs frais. Grâce à sa distribution à l’étranger, le film engendre toutefois des bénéfices, mais son succès se mesure avant tout à l’aune de sa réception critique qui consacre définitivement son réalisateur au panthéon du septième art. Après des années de travail acharné, Emi Wada entre dans l’histoire comme la première femme japonaise à remporter un Oscar. Désormais membre de la prestigieuse Académie, elle ne manquera la cérémonie que deux fois dans sa vie : une fois pour assister aux obsèques de sa mère, une autre pour celles de son mari.

Ryuhei Matsuda dans Tabou (1999) de Nagisa Oshima

Elle entame ensuite la seconde partie de sa carrière, tout d’abord au Japon avec des réalisateurs comme Kon Ichikawa et Hiroshi Teshigahara. Elle travaille également à nouveau avec Akira Kurosawa sur l’omnibus Rêves. Sa minutie et son souci du détail l’empêchent toutefois de participer à plus de deux projets par an, généralement un film et une pièce. Elle voyage beaucoup, et les influences étrangères viennent émailler ses créations au fil des ans. En 1993, elle remporte un Emmy pour les costumes d’Œdipus Rex, un opéra de Stravinsky mis en scène à New York par celle qui réalisera quelques années plus tard la comédie musicale Le Roi Lion : Julie Taymor. Son carnet de commandes continue de se remplir, et ses horizons de s’élargir à mesure qu’elle fait le tour du monde au gré des tournages et des représentations. Elle affectionne tout particulièrement les textiles britanniques, dont elle vante les mérites à plusieurs reprises. Emi Wada dessine sans cesse et faxe ses idées à ses assistant·e·s entre deux retouches. Elle habille Brigitte Lin et Leslie Cheung dans La Mariée aux cheveux blancs de Ronny Yu, Maggie Cheung et Michelle Yeoh dans Les Sœurs Soong de Mabel Cheung, John Standing et Vivian Wu dans 8 Femmes ½ de Peter Greenaway, et Takeshi Kitano et Ryuhei Matsuda dans Tabou de Nagisa Oshima. En parallèle de son activité pour le cinéma, elle continue de travailler à l’opéra, tour à tour pour Franco Zeffirelli, Stephen Sondheim ou l’illustre metteur en scène chinois Zhang Yimou.

Un assortiments de costumes de Hero (2002) de Zhang Yimou

Elle collabore d’ailleurs avec ce dernier à deux reprises au cinéma au début des années 2000, tout d’abord pour Hero, qui connaît un succès sans précédent en Chine continentale et rapporte assez d’argent pour couvrir les coûts de production des nombreux costumes dès les premiers jours d’exploitation. Dans la foulée de Hero, Zhang Yimou demande humblement à Emi Wada de bien vouloir lui prêter main forte à nouveau sur Le Secret des Poignards Volants, ce qu’elle accepte avec plaisir. Même si elle fait souffler un vent de modernité sur la conception des costumes historiques au cinéma, en mélangeant les styles et les influences de nombreuses cultures, elle reste très attachée aux traditions et à l’esthétique de sa ville natale. C’est ainsi que, bien que brièvement rattachée à la production de Mémoires d’une geisha à l’époque où Steven Spielberg était pressenti pour la mise en scène, elle se permet de critiquer d’un ton pince-sans-rire le résultat final du travail de Rob Marshall et Colleen Atwood.

C’est un film de studio. J’imagine que les costumes sont à l’avenant. Disons simplement qu’avoir vécu à Kyoto à l’époque que dépeint le film rend son visionnage difficile.

Un premier costume pour Zhang Ziyi dans Le Secret des Poignards Volants (2004) de Zhang Yimou
Un second costume pour Zhang Ziyi dans Le Secret des Poignards Volants (2004) de Zhang Yimou

Dans les années 2010, depuis son atelier de Pékin, Emi Wada continue de griffonner sur un coin de table et de répondre aux sollicitations des cinéastes du monde entier. Régulièrement interrogée par la presse sur la longévité de sa carrière et sur sa potentielle retraite, elle s’estime très chanceuse et explique que chaque tournage et chaque essayage sont autant de nouvelles aventures, et qu’elle n’envisage de s’arrêter que si un jour elle a l’impression de se répéter. En 2020, alors octogénaire, elle conçoit avec toujours autant de précision les costumes de Love After Love d’Ann Hui, dont la somptueuse garde robe du personnage de Faye Yu. Ce film restera son ultime contribution au monde du spectacle : quel plus bel écrin pour les talents de costumière d’Emi Wada que l’adaptation d’une œuvre d’Eileen Chang qui se déroule dans le Hong Kong de l’entre-deux-guerres ?

Faye Yu dans Love After Love (2020) d’Ann Hui

Emi Wada s’est éteinte le 13 novembre 2021, après plus de soixante ans de carrière. Elle aura côtoyé les plus grands noms du cinéma, du théâtre et de l’opéra-ballet, et formé de nombreux·se·s assistant·e·s qui perpétuent son savoir-faire même après sa mort. C’est le cas de Kimie Nakano, qui s’est chargée de concevoir les costumes de l’adaptation sur scène de Mon voisin Totoro de Hayao Miyazaki. Aux côtés d’Emi Wada, elle a appris les rudiments du métier de costumière. Loin de s’être perdu avec la disparition de cette pionnière, son savoir-faire lui survit à travers ses apprenti·e·s et continue de se renouveler d’année en année. Quelque temps avant son décès, Emi Wada parlait ainsi de l’avenir de son métier dans la presse japonaise.

Je ne veux pas que cet art disparaisse. Je veux le préserver pour les générations futures. J’ai l’impression que dans le monde entier, notre art tend à disparaître : je veux transmettre ce que j’appris aux autres.

C’est l’histoire d’un petit bout de femme qui n’a eu de cesse de dessiner, de coudre, de retoucher, de teindre, d’ajuster, et de recommencer, encore et encore, sans jamais s’arrêter, toute sa vie. Cette histoire, c’est autant celle d’Emi Wada que celle du métier de costumière, et elle ne fait que commencer.

Bravo madame, chapeau bas.

Emi Wada à son domicile à Tokyo en 2015