2003 s’achève sur un goût amer pour Hong Kong : celui du déclin des libertés individuelles qui semble inexorable depuis la rétrocession, mais aussi celui du deuil. Cette année-là, la métropole pleure deux étoiles parties rejoindre son firmament : Leslie Cheung s’ôte la vie au mois d’avril, tandis que son amie Anita Mui décède d’un cancer en décembre. Pour beaucoup, c’est la fin d’une ère pendant laquelle la culture hongkongaise aura irrigué l’Asie d’un vent de liberté chargé de cantopop et de cascades en tout genre. Beaucoup de films tentent de saisir l’instant, de chroniquer l’inévitable entrée du spectre communiste dans une ville néon qu’on pensait éternelle. C’est le cas du très perfectible Chinese Box de Wayne Wang, mais aussi de Made in Hong Kong de Fruit Chan ou encore du magnifique Comrades: Almost A Love Story de Peter Chan.
Cependant, c’est peut-être Eighteen Springs qui, bien malgré lui, cristallise le mieux cette période de transition. C’est en 1997, alors que le soleil se couche une dernière fois sur l’ancienne colonie britannique, qu’Ann Hui adapte pour le grand écran ce roman d’Eileen Chang dans lequel Anita Mui et Wu Chien-lien tiennent les principaux rôles féminins. Chacune à leur manière, ces quatre femmes aux destins entremêlés auront marqué de leur empreinte la vie culturelle d’autant de Chine(s) qui semblent aujourd’hui irréconciliables.
Avant de poursuivre, je vous propose de visionner cet extrait du dernier concert d’Anita Mui au Hong Kong Coliseum, le 15 novembre 2003. Ce soir-là, elle porte une robe de mariée conçue par Eddie Lau pour symboliser son union à la scène. Il s’agit de l’ultime prise de parole en public d’une icône qui se sait condamnée et affronte son destin avec courage et humour. Avec Anita Mui, c’est une certaine idée de Hong Kong qui s’éteint. J’ai sous-titré la vidéo en français à l’aide de la transcription anglaise de Sifu Subtitles, que je remercie pour son travail.
Une Étoile est née
Pour bien comprendre Eighteen Springs, il convient de s’intéresser à son autrice. Eileen Chang nait en septembre 1920 à Shanghai. Des Quatre Reines Célestes qui nous intéressent aujourd’hui, c’est la seule a avoir connu la Chine d’avant Mao. D’extraction bourgeoise, elle bénéficie d’une bonne éducation et parle anglais couramment, ce qui lui permet de publier ses premiers textes avant d’atteindre la majorité. Sa jeunesse est toutefois marquée par des dissensions familiales, et surtout par la guerre contre le Japon impérial, qui interrompt ses études à Hong Kong dès 1942.
C’est d’ailleurs une période dont elle se saisira peu de temps après pour écrire Love in a Fallen City, qui chronique l’invasion de Hong Kong par les troupes japonaises, en filigrane d’une histoire d’amour oubliable. Ann Hui adaptera le livre à l’écran en 1984, année de la signature des accords de rétrocession de la ville à la Chine. Qu’il s’agisse là d’une volonté politique de la cinéaste ou d’une simple coïncidence, il est édifiant de constater que l’histoire moderne de la ville est assez dense pour que ce genre de curiosités s’invitent d’elles-mêmes dans la conversation. Qu’elles soient britanniques, chinoises ou japonaises, les rues de Hong Kong résonnent du bruit des bottes impérialistes.

De retour à Shanghai, Eileen Chang continue à écrire sous la férule japonaise et gagne en popularité au fil des ans jusqu’à son mariage. Elle épouse l’écrivain collaborationniste Hu Lancheng en 1945, mais leur union est de courte durée. Eileen Chang se fatigue vite de l’infidélité de son mari, et sa réputation de traître à la nation entache la carrière de la jeune écrivaine qui finit par le quitter en 1947.
Cette même année, elle reprend l’écriture, notamment pour le cinéma, et signe le scénario des deux premiers films de Sang Hu : Un amour sans fin et Longue vie à Madame ! Sa plume en dit long sur sa vision des hommes de l’époque et de la société chinoise pendant la guerre civile. Si ces deux films vous intéressent, vous pouvez les découvrir gratuitement (et légalement) sur la chaîne YouTube du site Chinese Film Classics et / ou lire ce que j’écrivais l’an dernier sur Twitter.

Ce premier mariage ne l’empêche toutefois pas de continuer à croire en l’amour romantique et de produire de nombreuses œuvres aujourd’hui considérées comme des chefs-d’œuvre de la littérature chinoise tout en critiquant régulièrement les traditions familiales de son pays et le patriarcat. C’est d’ailleurs un point de vue partagé par la réalisatrice Ann Hui, qui adaptera trois de ses livres sur grand écran :
Eileen Chang était une grande écrivaine. Sa manière de faire évoluer les sentiments de ses personnages était, à mon avis, d’une incroyable beauté. Même si ses histoires n’étaient pas toujours les plus intéressantes, je pense qu’il convient de s’attarder avant tout sur sa vision du monde et son écriture, et non sur la structure de ses romans.
Entre la faucille, le marteau et l’enclume
Eileen Chang ne retrouve Hong Kong qu’en 1952, et y reprend ses études abandonnées dix ans plus tôt. Pendant trois ans, sa rancœur pour le régime communiste grandit à mesure que l’ombre de Mao se profile aux portes de sa ville d’adoption. Elle écrit des livres farouchement opposés à l’idéologie révolutionnaire et travaille également comme traductrice pour les services de renseignement américains. En réaction, le gouvernement chinois interdit ses romans qui continuent toutefois de connaître un grand succès à Taïwan où le gouvernement nationaliste en exil a récemment trouvé refuge avec ses partisans.

Eileen Chang quitte (presque) définitivement l’Asie pour s’établir aux États-Unis en 1955. Elle est accueillie par un bloc de l’Ouest en pleine guerre froide, dans un pays où le maccarthysme vient tout juste de prendre fin : parfait écrin pour ses futurs brûlots anti communistes comme Le Chant du riz qui lève qui critique violemment la réforme agraire de Mao Zedong. Elle écrit en anglais et traduit elle-même ses romans en chinois pour que le peuple taïwanais puisse les lire. L’écrivaine participe ainsi activement à la propagande américaine sur l’île, même si elle se défend d’avoir été payée par le gouvernement d’Eisenhower pour l’écriture de certains romans. Il convient tout de même de rappeler qu’Eileen Chang était une femme bourgeoise très éloignée des considérations agricoles, et qu’il est probable qu’elle ait inventé tout ou partie de ce qu’elle met en scène dans Le Chant du riz qui lève.
En marge de ses propres écrits, elle traduit également les œuvres d’autres écrivain·e·s : elle fait ainsi découvrir Le Vieil homme et la mer d’Ernest Hemingway et La Légende de Sleepy Hollow de Washington Irving au public sinophone, et Les Fleurs de Shanghai de Han Bangqing (dont Hou Hsiao-hsien réalisera une très belle adaptation) au monde anglophone.

Elle se marie à nouveau en 1956 avec l’écrivain Ferdinand Reyher, grand ami de Bertolt Brecht. C’est un homme âgé et malade dont la santé décline rapidement après leur union, ce qui oblige Eileen à travailler d’arrache-pied pour subvenir aux besoins d’un mari alité. Elle voyage régulièrement à Hong Kong et à Taïwan pour obtenir des cachets de scénariste. Ferdinand décède dix ans plus tard et demeure le dernier grand amour de l’écrivaine qui déclare à son propos :
Pourquoi suis-je restée avec Ferdinand ? En apparence, ça n’a aucun sens. Il avait 29 ans de plus que moi. Il était en mauvaise santé et pauvre. Il n’avait pas écrit d’œuvre majeure, et j’étais très occupée à essayer de gagner de l’argent, si bien que nous avons dû vivre souvent séparément. Notre vie commune a été pour le moins tumultueuse. Pourtant, je l’ai toujours aimé. Où qu’il soit pendant cette vie, il était comme une perle dans la nuit, scintillant d’une lumière chaleureuse.
Au fil des ans, Eileen Chang se mure dans la solitude loin de la Chine qui l’a vue naître. Elle enseigne toutefois à l’université et continue d’écrire de nouveaux livres comme Lust, Caution (une nouvelle popularisée par le film d’Ang Lee) et de retravailler ses œuvres de jeunesse. Elle s’éteint seule à son domicile le 8 septembre 1995, deux ans avant que le Royaume-Uni ne rétrocède Hong Kong à la République populaire de Chine. Jusqu’à ses derniers jours à Los Angeles, elle reste farouchement opposée au totalitarisme, comme en atteste cette dernière photographie prise un an plus tôt.

Voilà une femme dont la vie et l’oeuvre sont étroitement liées à l’histoire moderne de la Chine, de Hong Kong et de Taïwan, et dont les tourments cristallisent ceux du monde sinophone. Eighteen Springs en est l’expression parfaite : c’est une romance impossible entre une femme de Shanghai et un homme de Nankin dans les années 1930. C’est à l’origine un feuilleton inspiré de L’Honorable Mr. Pulham de John P. Marquand et publié dans un journal de Shanghai en 1948, juste avant que les partisans de Mao ne prennent le pouvoir.
Le livre complet est publié en 1950, alors que l’écrivaine contemple encore la possibilité de quitter sa Chine natale pour Hong Kong. Il est remanié en 1960 par Eileen Chang elle-même et republié en anglais sous le titre Half A Lifelong Romance. Dans cette nouvelle version, l’autrice expurge les éléments communistes de l’histoire et modifie la fin qui devient nettement plus pessimiste. Ses personnages, qui ne sont pas parvenu·e·s à concrétiser leur amour de jeunesse, sont hanté·e·s par l’arrivée prochaine d’une menace indicible. Cette menace, c’est tout autant celle du Parti communiste chinois que celle de l’invasion japonaise qui feront irrémédiablement basculer l’ancien monde qu’Eileen Chang affectionne tant dans l’horreur.
Pour son adaptation, réalisée deux ans après la mort de l’autrice, Ann Hui choisit de se baser sur la version de Half A Lifelong Romance : une décision qui semble éminemment politique dans le cadre de la rétrocession de 1997. Étonnement, le film est ensuite distribué à l’international sous le titre Eighteen Springs, vidant ainsi l’œuvre de sa charge politique.
La vie de l’écrivaine a notamment été adaptée à la télévision taïwanaise en 2004 dans la série The Legend of Eileen Chang. C’est l’actrice René Liu qui interprète le rôle principal et donne la réplique à Winston Chao qui endosse celui de Hu Lancheng. Cette série sera diffusée trois ans plus tard en Chine continentale après avoir été considérablement censurée. Rien n’a changé depuis la mort d’Eileen Chang : les régimes continuent de s’approprier les œuvres des artistes et de les tordre pour qu’elles collent à leur version de l’histoire.

La Fille de Yuanchang
C’est une autre fille de Taïwan qui est choisie en 1997 par Ann Hui pour interpréter Gu Manzhen, le premier rôle féminin d’Eighteen Springs. À cette époque, le cinéma hongkongais est encore considérablement irrigué de fonds taïwanais et une jeune actrice attire l’attention du studio. Jacklyn Wu Chien-lien est alors au sommet de sa popularité et rivaliserait presque avec les stars hongkongaises du film : Anita Mui et Leon Lai.

À bien des égards, la vie de Wu Chien-lien fait écho à celle d’Eileen Chang et de nombreuses femmes chinoises de sa génération. Née en 1968 dans la campagne taïwanaise, son enfance est marquée par la Terreur Blanche, une période pendant laquelle le gouvernement va se livrer à une chasse aux sorcières anti communiste brutale longue de quarante ans. En comparaison, le maccarthysme susmentionné fait pâle figure : la loi martiale décrétée à l’issue de la Seconde Guerre mondiale ne sera levée qu’en 1987. Wu Chien-lien grandit dans un pays fondé par les perdant·e·s de la guerre civile chinoise, exilé·e·s à l’étranger comme Eileen Chang. Dès sa scolarité, elle montre un goût très prononcé pour la chanson et signe un premier contrat en 1988 avec le label taïwanais Rock Records qui distribue notamment les albums en mandarin de nombreuses stars de Hong Kong, dont une certaine Anita Mui.

Grâce au réseau de sa maison de disques sur la péninsule, elle obtient un premier rôle au cinéma : une pratique courante dans l’industrie du divertissement qui consiste à occuper l’espace culturel avec de grands noms pluridisciplinaires. Des stars comme Jackie Chan, Leslie Cheung et Faye Wong connaissent ainsi le succès aussi bien à la radio que sur grand écran. C’est le cinéaste Johnnie To qui va donner sa chance à Wu Chien-lien dans A Moment Of Romance, un film qu’il produit mais dont il laisse la réalisation à Benny Chan. C’est un film d’action typique du romantisme hongkongais : un voyou tombe amoureux d’une jeune femme de bonne famille et doit la protéger des membres de son propre gang. Propulsé par l’immense star Andy Lau, des scènes mémorables et la musique du groupe Beyond, le film reste un classique du cinéma hongkongais.

Dans la foulée de la sortie d’A Moment of Romance en 1990, Wu Chien-lien est nommée pour un Hong Kong Film Award et commence à enchaîner les rôles au cinéma en même temps qu’elle enregistre des chansons très populaires à Hong Kong. D’abord cantonnée aux rôles de jeunes ingénues, elle finit par s’imposer comme une actrice compétente, un peu à la manière de Maggie Cheung.
Ce n’est qu’en 1994 avec l’excellente comédie Salé, Sucré d’Ang Lee qu’elle atteint une véritable reconnaissance internationale : le film est distribué en occident et est nommé dans la catégorie Meilleur film étranger aux Oscars. C’est aussi le film qui cimente son statut de star sur sa terre natale et lui permet de signer chez EMI pour enregistrer un premier album en mandarin qui connaît un succès retentissant l’année suivante. Elle continue en parallèle de croitre en popularité à Hong Kong et tourne dans un énième film de nouvel an avec Stephen Chow, ainsi que dans deux suites d’A Moment of Romance avec Andy Lau et Aaron Kwok.

C’est donc forte d’une cote de popularité à son paroxysme que Wu Chien-lien rejoint le casting de l’Eighteen Springs d’Ann Hui en 1997 pour interpréter une jeune femme de Chine continentale. Ce rôle marque sa consécration en tant qu’actrice et lui permet qui remporter un Hong Kong Film Critics Society Award l’année suivante. Elle comble ainsi les faiblesses de Leon Lai qui peine à incarner Shen Shijun, dont le rôle est pourtant étoffé par rapport au livre. Il faut dire que l’acteur a été imposé à la réalisatrice car c’est une immense célébrité capable de s’exprimer en mandarin pour les besoins du film.
Ce choix de distribution fait toutefois écho à un autre film sorti quelques mois plus tôt : Comrades, Almost A Love Story de Peter Chan. Il s’agit d’une autre romance impossible entre les personnages de Maggie Cheung et Leon Lai. Ce dernier incarne un chinois du continent qui tente tant bien que mal de se faire une place au soleil à Hong Kong. En filigrane de cette histoire d’amour, le film traite surtout du sort de la diaspora chinoise, sur la péninsule hongkongaise comme aux États-Unis. Avec la musique de Teresa Teng, on retrouve le thème d’une culture commune à un même peuple éclaté aux quatre coins du monde. Cette artiste taïwanaise décédée en 1995 est devenue un symbole d’unité et l’on aime à dire que partout où il y aura des chinois, on pourra entendre la voix de Teresa Teng.

À l’inverse de l’impérialisme chinois qui tente de s’imposer par la force, les artistes hongkongais comme Peter Chan cherchent ainsi à promouvoir la réconciliation des populations sinophones à travers l’art. Comme de nombreux·se·s artistes après 1997, il est toutefois contraint de réaliser plusieurs films sous le contrôle de l’État chinois, comme Leap avec Gong Li ou plus récemment She’s Got No Name avec Zhang Ziyi.
Tout comme Peter Chan, Wu Chien-lien entame une carrière en Chine continentale suite à la rétrocession et tourne dans plusieurs séries télévisées. Elle se retire toutefois de la vie publique en 2007 pour se consacrer à sa vie de famille. Jacklyn Wu Chien-lien aura incarné les années 1990 comme peu d’autres stars de Hong Kong. Peut-être vaut-il mieux tirer sa révérence comme Eileen Chang en son temps, avant de se compromettre ?
Ultime concerto pour une contralto
C’est peut-être justement le refus de se compromettre avec le gouvernement chinois qui explique en partie la popularité d’Anita Mui sur la fin de sa carrière. Celle que l’on avait coutume d’appeler la « Madonna de Hong Kong » restera dans les mémoires comme une éternelle philanthrope et une activiste convaincue. En 1989, elle est la tête d’affiche d’un concert de soutien aux manifestations pour la démocratie réprimées dans le sang place Tiananmen. Tout au long de sa vie, elle n’a de cesse de mettre sa notoriété au service de causes aussi nombreuses que diverses, des victimes d’inondations chinoises aux populations défavorisées de Hong Kong. Au printemps 2003, alors qu’elle pleure encore la mort de son ami Leslie Cheung, elle organise un concert solidaire pour les orphelin·e·s de l’épidémie de SRAS.

Née à Hong Kong en 1963, Anita Mui Yim-fong débute très tôt sa carrière de chanteuse en remportant un télécrochet à l’âge de 18 ans. Sa voix de contralto apporte un vent de fraîcheur sur l’industrie du disque dont elle explose très vite les records tant elle est populaire. C’est à cette époque qu’elle se lie d’amitié avec Leslie Cheung, qu’elle accompagne sur scène à plusieurs reprises. C’est aussi à ses côtés qu’elle débute sa carrière au cinéma dans Behind The Yellow Line de Taylor Wong.
Elle est célèbre à Hong Kong, mais aussi en Chine et à Taïwan, tant et si bien que Zhang Yimou lui offre un rôle dans Le Secret des poignards volants fin 2003, qu’elle se voit obligée de refuser pour des raisons de santé. Zhang Yimou propose de repousser le tournage à début 2004, mais elle s’éteint le 30 décembre 2003. Son nom demeure au générique du film, même si le cinéaste a préféré retirer son personnage du scénario.

Lorsqu’on lui propose de rejoindre la distribution d’Eighteen Springs en 1997, Anita Mui est probablement la personne la plus célèbre et la plus aimée de tout Hong Kong. Il est d’autant plus étonnant qu’elle participe au projet alors qu’on lui offre un rôle secondaire, celui de Manlu, la grande soeur du personnage interprété par Wu Chien-lien. Elle signe toutefois cette année-là l’une de ses plus belles performances, ce qui n’est pas peu dire. Si c’est avant tout une star de la chanson qui remplit les plus grandes salles et est célèbre jusqu’en Europe, Anita Mui est aussi une actrice confirmée qui donne la réplique à Jackie Chan dans Combats de maître de Lau Kar-leung, à Leslie Cheung dans Rouge de Stanley Kwan, ou encore à Maggie Cheung et Michelle Yeoh dans The Heroic Trio de Johnnie To.

Si sa mort d’un cancer en 2003 marque autant la population hongkongaise, c’est surtout parce qu’en plus d’être une icône de la scène et du grand écran à peine âgée de 40 ans, elle incarne pleinement la voix de Hong Kong. Bien qu’on lui propose à plusieurs reprises de s’exiler à l’étranger comme le font Leslie Cheung et tant d’autres en quête de liberté, elle refuse de quitter sa ville natale et décide d’accompagner ses compatriotes dans leurs joies et dans leurs peines. Sa disparition semble enfoncer le dernier clou dans le cercueil d’une ville endeuillée par le SRAS, dont la culture s’estompe peu à peu, phagocytée par l’ogre chinois.
Son rôle de femme malade dans Eighteen Springs, dont l’agonie rythme le film, apparaît soudain comme prophétique. C’est encore Ann Hui qui lui offre son dernier rôle au cinéma en 2002, avec la romance douce amère July Rhapsody dont elle partage l’affiche avec Jacky Cheung et Karena Lam. Elle est enfin incarnée par Louise Wong en 2021 dans un biopic qui porte son nom de scène : Anita. En 2023, la ville lui rend hommage à l’occasion des vingt ans de sa mort à travers une exposition au Hong Kong Heritage Museum.

La Plume et la caméra sont plus fortes que l’épée
Puisqu’il faut bien conclure, comment terminer ce long récit à tiroirs autrement qu’avec celle qui a réuni toutes ces légendes en un seul film ? Avec Sylvia Chang, Ann Hui An-hua est incontestablement la femme qui a le plus contribué au cinéma sinophone ces quarante dernières années. Depuis la rétrocession, ses films louvoient entre les fourches caudines du Bureau du cinéma pour mieux dénoncer le totalitarisme chinois sans qu’elle n’ait jamais à prendre publiquement position contre le régime.
Quel plus bel exemple de cette résistance pacifique que l’excellent Our Time Will Come qui dénonce subtilement l’impérialisme chinois sous couvert de condamner les exactions commises par les troupes japonaises pendant la guerre ? Ce plaidoyer pour la liberté d’une ville passée de main en main au fil des décennies est parfois à peine voilé. Lors d’une soirée arrosée, un soldat japonais proclame avoir libéré Hong Kong du joug britannique. Ce à quoi une locale répond : « la liberté, avec des armes et des contrôles de police ? » Comme dans Love in a Fallen City, Hong Kong tombe mais ne cède jamais.

Ann Hui est une cinéaste humaniste, comme en attestent ses films Boat People avec George Lam et Song of the Exile avec Maggie Cheung. C’est aussi une grande amatrice de littérature chinoise, notamment d’Eileen Chang dont elle adapte l’oeuvre avec Love in a Fallen City, Love After Love et Eighteen Springs. Pour ce dernier, elle s’entoure d’artistes de talent comme le directeur de la photographie Mark Lee, célèbre pour son travail sur les films de Hou Hsiao-hsien. Elle est autorisée à filmer sur place à Shanghai et à Nankin dans le cadre de l’ouverture économique de la Chine dont Jia Zhang-ke documente les premiers soubresauts dans son excellent film Platform.
C’est une adaptation couronnée de succès qui sort en salle à la fois en Chine et à Hong Kong, et est acclamée pour son respect de l’oeuvre originale contrairement au Lust, Caution d’Ang Lee qui vaudra à Tang Wei d’être mise au ban du monde culturel chinois pour un temps.

Eighteen Springs analyse les rapports entre hommes et femmes dans la société chinoise des années 1930, et interroge la place des travailleuses du sexe à une époque où le sujet est encore complètement tabou. Dans une des scènes les plus réussies du film, le personnage d’Anita Mui s’écrie : qui de la prostituée ou du client devrait avoir honte ?!
C’est aussi un film dont la superbe photographie renforce le contraste entre les jours heureux de la Chine d’avant le communisme et la froideur d’une société sur le point de basculer dans la surveillance de masse. Il remporte le prix des meilleures costumes et de la meilleure chanson originale aux Golden Horse Film Festival de Taipei et Anita Mui est quant à elle récompensée aux Hong Kong Film Awards. En 1997, l’espace d’un film, les Chine(s) et leur diaspora semblent enfin tomber d’accord. C’est une oeuvre si populaire qu’elle est encore adaptée par deux fois à la télévision : une fois à Taïwan en 2002, une autre en Chine en 2020.
Après la rétrocession, Ann Hui continue de réaliser des films qui clament son amour pour Hong Kong, comme les très touchants The Way We Are et Une vie simple. Interrogée par le journal Ming Pao en 2021, elle confie qu’elle a probablement fait le tour de ce qu’il était possible de faire au cinéma avec l’oeuvre d’Eileen Chang. Son regard est désormais tourné vers l’avenir, dans un monde dont elle pense qu’il a fondamentalement changé depuis le début de la pandémie de COVID-19. En 2023, elle réalise Elegies, un très beau documentaire qui met en lumière les poètes contestataires hongkongais qui semblent être le dernier rempart contre l’obscurantisme dans une ville où l’en emprisonne désormais les partisans de la démocratie.
Ann Hui a aujourd’hui 77 ans. Elle n’est jamais parvenue à arrêter de faire du cinéma, même après la rétrocession de 1997, même quand elle a essayé de prendre sa retraite en 2011, même quand la pandémie a plongé le monde en stase en 2020. Il est peu probable qu’elle s’arrête un jour, mais si ça devait arriver, nous pourrons compter sur une nouvelle génération de cinéastes hongkongaises dont le mordant n’a d’égal que la dureté de l’oppression qu’elles subissent.

Ces quelque quatre mille mots sont bien peu de choses en comparaison de l’héritage des Quatre Reines Célestes d’Eighteen Springs. Si Hong Kong brille encore de mille néons, c’est en partie grâce à ces femmes. Pourtant, plus vite encore que leurs homologues masculins, elles disparaitront un jour des livres d’histoire, et seul subsistera le symbole éternel d’une ville qui aura toujours refusé de courber l’échine face à l’impérialisme.
En prévision de ses funérailles, Anita Mui avait écrit :
Ne pleurez pas pour moi.
Ne prononcez pas mon nom.
Laissez moi poursuivre mon voyage en paix.
Pourtant, moi, je me souviens de leurs noms. J’espère que vous aussi à l’avenir.

Sources :
- Entretien avec Wu Chien-lien sur la chaîne SET (2002)
- Page de la série Affair Of Half A Lifetime sur MyDramaList (2002)
- Nécrologie d’Anita Mui par le journal The Independent (2004)
- Article sur le blog de Flower (2012)
- Entretien avec Eddie Lau pour le South China Morning Post (2013)
- Article sur le site du magazine Cosmopolitan (2019)
- Article sur le site du magazine Tatler (2020)
- Article sur le site du journal South China Morning Post (2020)
- Page de la série Half a Lifelong Romance sur MyDramaList (2020)
- Entretien avec Arnaud Lanuque pour le blu-ray d’Eighteen Springs (2021)
- Entretien avec Ann Hui pour le Ming Pao (2021)
- Module sur Longue vie à Madame! du site Chinese Film Classics (2021)
- Exposition en ligne du Hong Kong Heritage Museum (2023)
Banger