Au soir du 27 février 2023, Makoto Shinkai assiste à l’avant-première parisienne de son nouveau long métrage Suzume dans l’enceinte de la salle Grand Normandie, aujourd’hui disparue. À l’issue de la projection, le cinéaste monte sur scène pour répondre aux questions des fans d’animation qui ont fait le déplacement ce soir-là. S’il apparaît particulièrement avenant et volubile, le réalisateur s’amuse cependant plus qu’il ne s’agace d’un phénomène récurrent qui se produit lorsque la presse française l’interroge sur son œuvre. Très souvent, l’influence du studio Ghibli et de son fondateur Hayao Miyazaki s’invite d’elle-même dans la conversation. Bien qu’il éprouve un profond respect pour ses pairs, il semble toutefois vouloir s’émanciper du plus célèbre des studios d’animation japonais.
Cette prise de parole a été captée dans son intégralité par plusieurs personnes présentes dans la salle. Pour éviter tout divulgâchis de l’intrigue de Suzume, je vous invite à regarder l’extrait suivant de 1:40 à 3:06.
À l’ombre du mont Fuji
Makoto Shinkai est loin d’être un cas isolé : de nombreux·ses cinéastes vivent dans l’ombre du célèbre créateur de Kiki la petite sorcière. Pourtant, le Japon peut s’enorgueillir de rassembler un vivier de talents sans pareil en matière d’animation, de Masaaki Yuasa à Naoko Yamada en passant par Hideaki Anno, Mamoru Oshii ou encore le regretté Satoshi Kon. En France, cette omniprésence de Miyazaki dans les discussions à propos du cinéma d’animation japonais peut s’expliquer par le succès critique et commercial de la plupart de ses films. Ghibli fait aussi figure de pionnier dans les salles françaises dès les années 1990 avec l’arrivée de Porco Rosso puis de Mon voisin Totoro.
Au Japon, les liens qui unissent Miyazaki à d’autres cinéastes de premier plan sont parfois très étroits. En effet, beaucoup d’entre elleux ont fait leurs armes chez Ghibli avant de devoir s’effacer devant la présence monolithique du maître, dont l’influence se rappelle sans cesse à leur bon souvenir. C’est le cas de Sunao Katabuchi, réalisateur du sublime Dans un recoin de ce monde, ou encore de Mamoru Hosoda qui s’en émouvait en 2018 dans les colonnes de Libération.
Il semble aujourd’hui difficile de réaliser un film d’animation sans qu’il soit systématiquement comparé à ceux du studio Ghibli. Pourtant, Miyazaki n’est pas tant l’arbre qui cache la forêt que la montagne qui la surplombe. Il est au cinéma d’animation japonais ce que J. R. R. Tolkien est à la fantasy littéraire, comme l’expliquait très justement l’écrivain britannique Terry Pratchett.
Le Seigneur des Anneaux est aujourd’hui un classique, et ce ne sont pas des diktats qui créent les vrais classiques. J. R. R. Tolkien est devenu une espèce de montagne, il apparaît dans toute la fantasy ultérieure de la même manière que le mont Fuji apparaît très souvent dans les estampes japonaises. Il est parfois imposant et tout proche. C’est parfois une silhouette à l’horizon. Dans certains cas, il est complètement absent, ce qui veut dire que l’artiste a décidé en connaissance de cause de ne pas le montrer, une attitude révélatrice, ou qu’il se trouve en réalité sur le mont Fuji lui-même.
Citation d’une tribune de Terry Pratchett dans le Sunday Times du 4 juillet 1999
Tel est le lot quotidien des sportifs, artistes et activistes du monde entier : comment exister dans l’ombre de Michael Jordan, Pedro Almodóvar ou Angela Davis, si ce n’est en réaction ? Il en va de même pour les musicien·nes qui composent la bande originale d’innombrables films d’animation japonais. Leur travail est sans cesse comparé, consciemment ou non, à celui d’une autre personnalité indissociable du studio Ghibli : l’éminent Joe Hisaishi. C’est le cas d’une figure bien plus discrète, créditée comme compositeur au générique de trois films de Mamoru Hosoda. Sur la grande partition de la musique du cinéma d’animation japonais, le nom de Masakatsu Takagi s’inscrit à la marge, tant son œuvre semble singulière.

Leçons de piano
Masakatsu Takagi naît à Kyoto en 1979. Dès l’âge de 13 ans, il commence à apprendre le solfège et à jouer de la musique sur le piano de sa sœur aînée. Parmi ses premiers souvenirs d’apprenti musicien, il évoque l’envie de jouer le thème principal du jeu vidéo Super Mario Bros. composé par Koji Kondo en 1985, qui le fascinait étant enfant. Dans le but de parfaire son éducation musicale, sa mère l’inscrit à des cours de piano qu’il suivra jusqu’à sa majorité. Il découvre ainsi Bach, Debussy, Mozart et Beethoven, et commence à se rêver compositeur.
Même s’il n’étudie pas la musique à l’université, il continue de s’y intéresser alors qu’il débute une carrière d’artiste vidéo. Avec sa caméra, il met en images les œuvres d’autres musiciens comme Haruomi Hosono, l’illustre membre fondateur du célèbre groupe Yellow Magic Orchestra. Takagi expérimente avec les caméras numériques et le montage sur ordinateur pour créer des textures vidéo uniques. Plus le temps passe, plus l’idée d’illustrer ses propres compositions musicales fait son chemin. Il signe un premier album de musique électronique intitulé Pia en 2001 et profite de ses voyages à l’autre bout du monde pour filmer des vidéos qui accompagneront ses premiers morceaux.
Avec le temps, il renoue avec le piano et commence à composer uniquement avec cet instrument, qu’il décrit comme une autre forme de langage, plus personnelle que la parole. C’est dans ce cadre que sont conçus certains morceaux comme Girls, sorti en 2003, dont le clip vidéo a été filmé aux États-Unis. Parmi ses nombreuses influences, outre les compositeurs classiques découverts pendant son adolescence, il cite notamment Michael Nyman ou encore Joe Hisaishi. Parce qu’il aime voyager, il se nourrit également de musique traditionnelle de tous les horizons, de l’Éthiopie au Japon en passant par Cuba.
Ce début de carrière s’accompagne de quelques contrats publicitaires pour des sociétés japonaises comme Mitsubishi, Epson ou Toyota. Ce travail alimentaire lui permet de subvenir aux besoins de sa famille et à financer ses créations artistiques. Au fil des ans, Masakatsu Takagi continue de composer pour des publicités, jusqu’à aujourd’hui. En 2024, il met en musique la bande annonce de l’application Pokémon Sleep et son style est aisément reconnaissable même lorsqu’il ne dispose que de quelques secondes.
Les Enfants loups
C’est en 2011, à la faveur d’une conversation avec la productrice musicale Kyoko Kitahara de Toho Music, que Masakatsu Takagi fait la connaissance du cinéaste Mamoru Hosoda. Ce dernier vient tout juste de fonder le studio d’animation Chizu avec le producteur Yuichiro Saito et est actuellement à la recherche de quelqu’un pour composer la musique du premier long métrage du studio : Les Enfants loups.
Dans ce film d’animation, une jeune femme tombe amoureuse d’un homme-loup et donne naissance à deux enfants : Ame et Yuki. Alors que leur père disparaît soudain, le petit garçon et la jeune fille doivent vivre caché·es dans l’appartement de leur mère au risque que les gens découvrent leur secret. Ils finissent par déménager dans un petit village pour vivre au plus près de la nature et loin du regard des autres.
Au moment où Masakatsu Takagi rejoint l’équipe de production, Mamoru Hosoda ne dispose que d’un vague scénario, mais il confie au compositeur un storyboard détaillé dont celui-ci tirera l’inspiration pour la musique du film. Takagi se rend vite compte que les personnages parlent peu ; il cherche donc à évoquer l’histoire et à transmettre les émotions à travers ses compositions. C’est ainsi que cohabitent des morceaux très différents comme Circulation qui illustre la vie citadine du début du film avec une jolie mélodie au piano et quelques cordes, mais aussi Kito Kito dont le crescendo orchestral évoque le retour à la nature du jeune Ame alors qu’il dévale les pentes enneigées de la montagne.

Takagi éprouve peu de difficultés à concevoir la musique du film : il est habitué à composer en s’inspirant de ses propres vidéos, et le processus de création pour Les Enfants loups lui apparaît comme extrêmement similaire. En revanche, il ne s’attend pas à l’immense succès du film, aussi bien au Japon qu’à l’étranger, qui va placer Hosoda sous le feu des projecteurs et remplir son carnet de commandes.
C’est le moment qui a véritablement changé ma vie. À l’époque, je n’écrivais de la musique que pour quelques milliers de personnes mais le film de Mamoru Hosoda a été vu par trois millions de spectateur·ices. Après la sortie du film, beaucoup, beaucoup, beaucoup de gens m’ont demandé de composer pour elleux. J’ai peu à peu changé de profession : d’artiste vidéo, je suis devenu musicien.
Citation d’un entretien avec Masakatsu Takagi paru sur le site The Creative Independant le 18 mars 2019
Le Garçon et la bête
Takagi renoue avec Hosoda trois ans plus tard pour Le Garçon et la bête, un film complètement différent du précédent. On suit Kyuda, un jeune garçon de Tokyo qui voyage dans un monde étrange peuplé de créatures bestiales. Là, il fait la rencontre de Kumatetsu, un puissant guerrier qui devient son maître et lui apprend à se battre. Ensemble, ils vivent de nombreuses aventures à mesure que Kyuda gagne en maturité au fil des ans et que le caractère de Kumatestu déteint sur celui de son disciple, et vice-versa.
Une fois encore, Hosoda confie un storyboard rudimentaire au compositeur et ne lui impose qu’une seule consigne : il souhaite que la musique du film comporte essentiellement des percussions. C’est ainsi que naissent des morceaux comme The Beast Festivities, qui fait l’ouverture du film, où les cuivres grandioses tutoient les tambours et les cymbales d’un orchestre symphonique. Cette pièce n’est d’ailleurs pas sans rappeler la montée en puissance de Kito Kito, mentionnée un peu plus haut.

Même si Takagi s’exécute bien volontiers et ajoute de nombreuses percussions aux morceaux qui accompagnent les scènes d’action, il ne peut résister à l’envie de proposer quelques mélodies de piano à Hosoda. Celles-ci finiront par rythmer l’évolution de Kyuda tout au long du film. Juvenile Psalms et Free The Wind sont de parfaits exemples de ce genre de compositions, de même que le thème récurrent de Days We All Have qui revient à plusieurs reprises, notamment dans le sublime A Child Full Of Life.
Une relation de confiance s’instaure alors entre les deux hommes et la virtuosité de Takagi convainc finalement Hosoda de lui laisser une liberté totale pour Le Garçon et la bête. En résulte ce qui demeure probablement l’œuvre maîtresse de Takagi en matière de musique de cinéma, dans laquelle des touches de piano viennent émailler les morceaux même les plus énergiques.
Miraï, ma petite sœur
En 2018, Takagi et Hosoda collaborent pour la troisième fois sur le film Miraï, ma petite sœur. Beaucoup plus intimiste, le film raconte l’arrivée d’un bébé dans une famille qui compte déjà un petit garçon de quatre ans : Kun. Celui-ci doit alors apprendre à partager l’affection et l’attention de ses parents avec sa nouvelle petite sœur et entreprend un voyage initiatique intérieur pendant lequel il fait la connaissance de nombreux membres de sa famille dont une étrange jeune femme.
Cette fois-ci, Takagi intervient au tout début du cycle de production du film. Avant-même qu’un storyboard ne soit dessiné, Hosoda partage avec lui ses premières ébauches du scénario, que le compositeur annote et retourne au cinéaste. Il enregistre également une première démo dont Hosoda s’inspire pour écrire la suite du scénario. C’est donc d’un échange constant entre les deux artistes que naît ce troisième film. Takagi met également beaucoup de sa vie personnelle dans cette œuvre, lui qui est jeune parent et découvre un nouveau quotidien avec un enfant en bas âge.

Miraï, ma petite sœur s’accompagne d’une bande originale en deux parties. La première évoque le monde intérieur du petit garçon et convoque une ambiance onirique, enfantine en mystérieuse, comme avec le morceau Inner Garden. La seconde est beaucoup plus ludique et va illustrer le quotidien de la famille avec un vernis nostalgique propre à l’enfance. Parmi ces compositions d’inspiration latine, on retrouve notamment New Style et Little Entertainer dont la guitare acoustique et l’accordéon accompagnent les bouleversements de la vie de Kun.
Au-delà de sa musique, le film propose plusieurs séquences en images de synthèse qui ne sont pas sans rappeler les premières vidéos expérimentales de Masakatsu Takagi. Miraï, ma petite sœur reste pour l’instant l’ultime collaboration entre les deux hommes, et boucle la boucle d’une bien belle manière.

Marginalia
Depuis 2013, Masakatsu Takagi vit avec sa famille dans un petit village d’une vingtaine d’âmes niché dans les montagnes de la préfecture de Hyogo au Japon. Ce cadre lui permet de se ressourcer entre deux voyages mais aussi de travailler au quotidien sur l’œuvre la plus intimiste de sa carrière : Marginalia.
En effet, en 2017, il conçoit l’idée de s’enregistrer régulièrement en train de jouer du piano à son domicile et ouvre grand les fenêtres pour laisser les sons de la nature l’accompagner à mesure qu’il improvise. De ce projet naît Marginalia, un ensemble de presque 200 morceaux à ce jour, enregistrés au fil des saisons. On peut ainsi entendre un cours d’eau, les criquets, les oiseaux, le vent, ou encore la pluie en harmonie avec les touches du piano.

Lorsque je joue du piano vraiment fort ou d’une manière étrange, les oiseaux chantent très fort. Si je joue très, très, très doucement, alors ils chantent très, très, très doucement. C’est ce qui arrive parfois. C’est pourquoi j’ai décidé de tout enregistrer, pour capturer ce dialogue entre la nature et ma musique.
Citation d’un entretien avec Masakatsu Takagi paru sur le site The Creative Independant le 18 mars 2019
Même s’il a fait le choix de vivre en marge de la société, Takagi n’est pas pour autant reclus dans sa montagne. Il parle anglais couramment, voyage beaucoup et accorde de nombreux entretiens à la presse. Il continue de travailler pour le cinéma mais aussi pour la NHK, et se produit fréquemment en concert. C’est aussi quelqu’un de très actif sur Internet, qui partage ses dernières créations sur les réseaux sociaux et accompagne souvent les morceaux de Marginalia de quelques notes d’intention ou de réflexions sur sa journée.
C’est un homme quelque peu excentrique au regard de la société japonaise moderne : il se produit pieds nus sur scène, garde ses cheveux longs passé la quarantaine et mélange de nombreuses influences musicales du monde entier. Il n’en demeure pas moins attaché à sa culture et évoque parfois l’héritage bouddhiste de son grand-père dans sa manière de voir le monde.
Depuis qu’il a débuté ce projet personnel, ses compositions pour le cinéma semblent elles aussi plus organiques et il donne l’impression de travailler le son plus en profondeur, au-delà des mélodies et des harmoniques.
Marginalia, c’est un peu comme mon propre film sans image. J’ai l’impression de composer la bande originale de ma propre vie. Je pense avoir trouvé l’équilibre : je mets en musique la vision des autres avec mon travail, et je garde Marginalia pour moi.
Citation d’un entretien avec Masakatsu Takagi paru sur le site LibertyClub le 12 juillet 2024

Il est enfin amusant de noter que Masakatsu Takagi ne semble aucunement souffrir des comparaisons avec l’illustre Joe Hisaishi qui s’invitent parfois toutes seules dans la conversation. En 2013, il compose la musique du film documentaire The Kingdom of Dreams and Madness qui propose une plongée inédite dans la méthode de travail des trois piliers du studio Ghibli : Toshio Suzuki, Isao Takahata et Hayao Miyazaki. J’y vois une forme de consécration.
Sources :
- Lapsus Clavis de Terry Pratchett et Lyn Pratchett (2014)
- Entretien avec Masakatsu Takagi pour le podcast de Milan Records (2016)
- Hayao Miyazaki, nuances d’une oeuvre de Victor Lopez (2018)
- Article sur le site Gigazine (2018)
- Entretien avec Mamoru Hosoda pour le journal Libération (2018)
- Entretien avec Masakatsu Takagi pour le site The Creative Independent (2019)
- Captation de la prise de parole de Makoto Shinkai à l’issue de l’avant-première de Suzume (2023)
- Entretien avec Masakatsu Takagi pour le site LibertyClub (2024)
- Entretien avec Masakatsu Takagi pour le site NiEW (2024)
- Compte Twitter de Masakatsu Takagi
- Compte YouTube de Masakatsu Takagi
- Site officiel de Masakatsu Takagi
Un très bon papier
» il se produit pieds nus sur scène, garde ses cheveux longs passé la quarantaine et mélange de nombreuses influences musicales du monde entier. » Ah oui, Steven Wilson, je connais…
(Super papier bg)