I Am What I Am : perspectives aro-ace

Pour le public occidental, l’actrice Toko Miura est essentiellement connue pour avoir pris le volant de la Saab 900 rouge de Hidetoshi Nishijima dans le film Drive My Car de Ryusuke Hamaguchi. C’est aussi elle qui interprète la chanson Grand Escape du groupe Radwimps sur la bande originale du film Les Enfants du Temps de Makoto Shinkai. Pourtant, on ne saurait résumer son parcours aux seules œuvres adoubées par les sociétés de distribution françaises. Au Japon, la comédienne de 28 ans est déjà présente au générique de dizaines de séries télévisées, compte presque autant de films à son actif et poursuit même une carrière de chanteuse, forte d’un répertoire de trois albums. En marge des plateaux de tournage, elle se produit également sur scène pour faire la promotion de sa musique.

Toko Miura dans le rôle de Kasumi Sobata dans le film I Am What I Am réalisé par Shinya Tamada.

En 2022, elle décroche le premier rôle du film I Am What I Am de Shinya Tamada. C’est un projet initié par le groupe médiatique Nagoya Broadcasting Network dans le cadre de son programme (not) HEROINE movies qui vise à mettre en avant la nouvelle génération d’actrices et de cinéastes japonais·es. Dans ce film, une jeune femme aromantique et asexuelle doit composer avec sa mère qui cherche à la marier par tous les moyens. Atsushi Asada, un habitué des fictions LGBTQIA+, s’occupe de l’écriture du scénario tandis que la chanson du film est interprétée par nulle autre que Toko Miura elle-même. En France, le film est diffusé en juin 2024 sur la plateforme JFF Theater, qui propose gratuitement de nombreux films japonais sous-titrés en français.

Plus qu’un simple récit initiatique, I Am What I Am raconte beaucoup de la manière dont la société japonaise et par extension le monde entier perçoivent les personnes aro-ace. En ce premier jour du mois des fiertés, j’avais à cœur de revenir sur ce film, sur son traitement de l’aromantisme et de l’asexualité, ainsi que sur quelques œuvres annexes qui traduisent un didactisme propre au Japon en matière d’éducation sexuelle dans les œuvres de fiction.

Société tu m’auras pas

Toko Miura interprète Kasumi Sobata, une femme célibataire comme il en existe beaucoup au Japon. À presque trente ans, elle habite encore chez ses parents et n’envisage ni de se marier ni de procréer. Sa mère organise des rendez-vous galants en son nom avec des jeunes hommes dans la même situation. Depuis une trentaine d’années, les conservateurs japonais considèrent que les jeunes femmes* comme Kasumi ne remplissent pas leur part du contrat social et les appellent Parasite Singles : des célibataires parasites.

Kasumi assiste à un rendez-vous arrangé avec un jeune homme interprété par Kuu Izima, en présence de leurs mères respectives.

Ce phénomène n’est bien sûr pas spécifique au Japon et peut s’expliquer par de nombreux facteurs : des difficultés d’accès au logement, une vie active qui débute à un âge plus avancé que la génération précédente, des perspectives d’avenir réduites dans un monde en proie au dérèglement climatique, la multiplication des contrats de travail précaires pour les femmes, mais aussi l’interruption souvent définitive de la carrière professionnelle en cas de mariage ou de grossesse pour les personnes concernées.

Il est important de noter que les hommes japonais sont eux-aussi victimes de la progression à marche forcée d’un capitalisme réactionnaire : en témoigne l’augmentation drastique du nombre de reclus·es que l’on appelle Hikikomori. Ces personnes, en majorité des hommes, ne sortent presque pas de chez eux, ne participent pas à la société et n’en expriment pas le désir. Depuis le début de la pandémie de COVID-19, la situation aurait même tendance à empirer.

Cette situation traduit une forme de choix quoique plus ou moins contraint : celui de ne pas se conformer au rôle que la société nous attribue. Que ce soit chez les Parasite Singles ou les Hikikomori, les femmes sont largement minoritaires, en grande partie parce que leur agentivité est moindre dans un système profondément patriarcal. Il incombe aux femmes d’être de bonnes épouses et bien entendu d’enfanter pour pallier le déclin des naissances. Encore une fois, cette pression sociale n’est pas unique au Japon et les réactionnaires du monde entier parlent aujourd’hui de la nécessité d’un réarmement démographique.

Ce discours sexiste cherche à déposséder les femmes de leur corps, à les essentialiser et en définitive à s’assurer qu’elles ne s’émancipent jamais de leur rôle traditionnel dans la société hétéropatriarcale. C’est quelque choses dont les femmes japonaises ont pris conscience et qu’elles dénoncent, notamment au cinéma. Dans son film Aristocrats, la réalisatrice Yukiko Sode montre comment se manifeste cette pression au sein de plusieurs classes de la société : les riches héritières sont soumises à la même forme de contrôle social que les travailleuses. Certaines femmes réussissent à rester indépendantes mais cette liberté a un prix : elle nécessite bien souvent de faire carrière et paradoxalement d’accepter les règles du capitalisme.

Mugi Kadowaki et Kengo Kora interprètent un couple de jeunes marié·es dans le film Aristocrats réalisé par Yukiko Sode.

Think of the children!

Kasumi n’est toutefois pas uniquement célibataire : elle est également aromantique et asexuelle, ou aro-ace. Elle ne ressent pas le besoin de nouer des relations romantiques pas plus que d’avoir des relations sexuelles. Pourtant, c’est quelque chose qu’elle cache à sa famille, aussi bien parce qu’elle a peur de leur réaction que parce qu’elle n’est pas sûre de bien comprendre pourquoi elle est différente des autres. Sa mère maintient un contrôle presque exclusif de sa vie sentimentale et force Kasumi à rencontrer de jeunes prétendants pour qu’elle se marie et fonde une famille.

Au fil de la production d’I Am What I Am, l’équipe s’est entretenue avec plusieurs personnes aro-ace pour s’assurer que le scénario, la mise en scène et les dialogues du film soient aussi authentiques que possible. C’est notamment le cas de Toko Miura, qui a rapidement compris quelque chose de crucial dans la manière dont est perçue la communauté aro-ace par le reste de la société.

Avant le début du tournage, j’ai eu l’occasion de discuter avec une personne aro-ace qui m’a expliqué que la chose la plus douloureuse, au moment de faire son coming out, c’était de ne pas être cru·e. Il est rare que les personnes aro-ace soient victimes de discrimination au moment de leur coming out, ou que l’attitude de leurs proches change : on ne les croit tout simplement pas. On leur dit qu’elles n’ont pas encore rencontré leur âme soeur et que ça finira bien par arriver. Quand cela se produit, on a l’impression d’être rejeté·e.

Citation d’un entretien croisé avec Toko Miura et Shinya Tamada paru sur le site Pintscope le 16 décembre 2022

Pour autant, cela ne signifie pas que les personnes aro-ace ne subissent pas de discriminations au quotidien. Dans une des scènes du film, Kasumi adapte le conte de Cendrillon pour expliquer sa situation aux enfants dont elle s’occupe à l’école. Dans sa version, Cendrillon s’émancipe seule de sa marâtre et refuse les avances du Prince Charmant : elle préfère vivre seule et ne souhaite pas se fiancer. En plus d’inculquer les bases du féminisme à ses élèves, Kasumi leur apprend les rudiments du consentement.

Kasumi assiste à la projection de son court-métrage dans la salle de classe.

Elle est toutefois contrainte d’interrompre sa présentation : même si les enfants semblent réceptif·ves, ce n’est pas le cas des autres adultes dans la pièce, qui trouvent cette réinterprétation risible voire nuisible. On explique à Kasumi que si les adultes sont à même d’accepter la diversité, il ne faut pas chercher à imposer ces idées à des enfants qui sont encore impressionnables et pourraient être à jamais perverti·es par un dangereux Mal que l’on nomme Tolérance. C’est bien entendu un argument fallacieux qui n’a pour but que de renforcer le statu quo hétéropatriarcal.

Paradoxalement, les personnes LGBTQIA+ sont régulièrement infantilisé·es. On explique à Kasumi que c’est normal pour un enfant de ne pas savoir ce qu’il ressent, mais qu’une adulte devrait prendre sa vie en main et chasser ces drôles d’idées de sa tête. Cette injonction à rentrer dans le rang est un symptôme de l’amatonormativité. De la même manière, il convient d’adopter un regard critique vis à vis de la relative homophobie qui entoure aujourd’hui le yuri au Japon : ce genre met en scène des relations ambiguës entre jeunes filles et beaucoup moins entre femmes adultes, comme si l’homosexualité était une errance de jeunesse mais qu’il fallait bien se ranger une fois le diplôme en poche.

La société hétéropatriarcale tolère les différences tant qu’elles ne menacent pas directement l’ordre établi. Ainsi, les petites filles peuvent se tenir la main et partager un lit tant qu’elles sont à l’école primaire, mais ces comportements sont à proscrire après le lycée. Quant aux garçons, ils doivent éviter radicalement ce genre de relations pour entretenir une forme de masculinité encouragée par le patriarcat. On accepte l’homosocialité, même équivoque, à défaut d’accepter l’homosexualité.

Saki et Kanon, les deux lycéennes du manga The Moon on a Rainy Night de l’autrice Kuzushiro.

Haro sur les aros

Au-delà de ces moqueries et de cette intolérance manifeste, il existe également toute une série de pressions sociales et familiales qui s’exercent particulièrement sur les personnes aro-ace. En Asie de l’Est en particulier, et notamment au Japon, même si la société devient de plus en plus individualiste, les anciennes interdépendances ont la vie dure. Ce que l’on choisit de faire ou d’être a un impact direct sur notre cercle social : dans une société aussi homogène, ne pas entrer dans la norme, c’est un choix que l’on fait pour soi mais aussi les autres.

C’est là qu’intervient le concept sociologique de face, qui représente la valeur sociale que l’on attribue aux actions des autres membres de notre cercle. Par exemple, avoir des enfants qui font de hautes études permet de gagner de la face, tandis qu’un mariage en petit comité peut faire perdre la face aux parents des conjoint·es. S’excuser publiquement permet de rétablir une partie de la face perdue à cause d’une mauvaise action. S’afficher avec des marques de luxe et vivre au-dessus de ses moyens crée l’illusion d’un statut social et peut faire gagner de la face aussi bien à une personne qu’à sa famille. Dans le cas de Kasumi, avouer son aromantisme ou son asexualité reviendrait à faire perdre la face à sa mère qui se démène pourtant pour la faire entrer dans le moule.

Pour enfoncer le clou, la sœur de Kasumi est mariée et attend son premier enfant. La comparaison avec ce parfait exemple de famille nucléaire s’invite régulièrement d’elle-même dans la conversation au dîner et on accuse Kasumi de faire exprès de ne pas comprendre le problème. Quand elle dit qu’elle préfère vivre seule, on lui explique que ce n’est pas ainsi que marche le monde, qu’elle le veuille ou non. Même si elles sont moins visibles que le stigmate de l’homosexualité dans une société conservatrice, les discriminations dont sont victimes les personnes aro-ace existent bel et bien.

Kasumi dîne avec sa mère, sa grand-mère, son père, sa soeur, et son beau-frère.

L’amatonormativité, comme tous les types de normativités, efface la diversité. L’effacement de la diversité conduit à l’effacement du choix et au triomphe des stéréotypes et des discriminations. Si une personne n’est pas dans une relation romantique, on la prend en pitié ou bien on se moque d’elle. Si une personne ne veut pas d’une relation romantique, c’est qu’elle est sans cœur, à l’image d’un tueur en série. La vieille fille devient alors une créature pathétique, une femme étrange et délaissée. Le célibataire endurci est soit dans le placard soit déficient émotionnellement.

Citation du livre ACE: What Asexuality Reveals About Desire, Society, and the Meaning of Sex d’Angela Chen

Enfin, les femmes aro-ace sont évidemment elles aussi victimes de la culture du viol : lorsque Kasumi accepte de laisser entrer un ami homme dans sa chambre d’hôtel, celui-ci comprend cette décision comme une invitation à l’embrasser, voire plus. Même lorsqu’elle lui explique qu’elle ne ressent rien de la sorte ni pour lui ni pour personne, il ne la croit pas, comme expliqué plus haut. Alors qu’il ne respecte pas les règles du consentement et qu’il est clairement en tort, c’est Kasumi qui finit par s’excuser de l’avoir induit en erreur.

Aces Go Places

Malgré la queerphobie systémique, les personnages LGBTQIA+ sont aujourd’hui très présents dans la fiction japonaise. Ce paradoxe peut s’expliquer par le fait que certains genres comme le yaoi et le yuri sont encore considérés localement comme un particularisme national plutôt que comme une expression de l’homosexualité. Dans le cas de l’aromantisme, et surtout de l’asexualité, ces identités sont parfois interprétées comme pures et innocentes, et donc relativement inoffensives tant qu’elles restent du domaine de la fiction, ce qui rejoint l’infantilisation évoquée plus haut. Enfin, le soft power japonais repose en partie sur une image de démocratie progressiste, ce qui peut expliquer la présence de films queer sur une plateforme comme JFF Theater. Ces films ne sont pas nécessairement le reflet des convictions de la majeure partie de la population japonaise et il convient de faire preuve de discernement.

Pour autant, la fiction LGBTQIA+ japonaise est très marquée par un didactisme bienveillant à l’endroit de ses personnages. On explique les concepts de manière claire pour que chacun·e puisse les comprendre et que la tolérance se diffuse dans la société à travers ces œuvres. C’est du moins la théorie, puisque les progrès sociaux en la matière sont encore timides dans le monde réel. Par exemple, l’excellent film Close-Knit de la réalisatrice Naoko Ogigami met en scène une femme transgenre interprété par un homme cisgenre. Si c’est assurément un écueil et qu’il aurait mieux fallu embaucher une actrice, le film parvient tout de même à être très bienveillant à l’égard des personnages transgenres et montre comment être un·e allié·e à travers les yeux d’une enfant. Une fois encore, la fiction est en avance sur le réel.

Au-delà du cinéma, la télévision japonaise est aussi un véhicule fréquent des thématiques LGBTQIA+, comme avec l’adaptation sérielle du manga L’Amour est au menu. Deux femmes, Nomoto et Kasuga, se découvrent une attirance l’une pour l’autre au fil des épisodes et le public de la série découvre le lesbianisme au même rythme que les héroïnes. Là encore, le didactisme d’une œuvre fictionnelle pallie le manque d’éducation sur le sujet à l’école. Si cette série brille par son efficacité, c’est aussi grâce à la clairvoyance de ses autrices quant au contexte socio-culturel dans lequel elle a été créée. Lorsque Nomoto prend connaissance du concept d’asexualité, elle se reconnaît dans certains aspects et on lui fait remarquer que cette forme de sexualité est malheureusement passée sous silence dans la plupart des médias traditionnels.

Nomoto, interprétée par Manami Higa, est en conversation téléphonique avec une personne qui lui explique que la raison pour laquelle elle ne s’est pas encore reconnue dans un personnage de télévision ou de cinéma est qu’il n’y a pas assez de personnages comme elle.

I Am What I Am a également été remonté en quatre épisodes pour la télévision de manière à toucher un nouveau public. Toujours à la télévision, la mini-série Koisenu Futari dresse en seulement huit épisodes un portrait extrêmement réaliste des expériences de deux personnages aro-ace. Elle bénéficie par ailleurs de la participation de l’actrice Yukino Kishii dans le rôle principal et d’une diffusion sur la chaîne de télévision nationale NHK. Là encore le didactisme est de mise et, même si la série se veut relativement légère, les thèmes abordés le sont toujours avec beaucoup de justesse et de sérieux.

Satoru Takahashi, interprété par Issei Takahashi dans la série télévisée Koisenu Futari.

United We Stand

Enfin, et c’est probablement le plus important, toutes ces œuvres mettent en avant une forme d’intersectionnalité des luttes. Dans le film I Am What I Am, Maho, la meilleure amie de Kasumi, est une ancienne actrice de films pour adultes. Elle est elle aussi victime de discriminations aussi bien dans sa famille qu’en société, et on comprend très rapidement que l’oppression qui accable Maho est la même que celle que subit Kasumi. Là encore, la fiction a un peu d’avance sur la réalité car les personnes aro-ace sont souvent déconsidérées au sein de la communauté LGBTQIA+.

I Am What I Am s’achève par un pied de nez adressé au modèle traditionnel de la famille japonaise : Kasumi trouve le courage de vivre sa vie comme elle l’entend, sa grand-mère renonce à ses convictions, son beau-frère n’a finalement rien du gendre idéal, son père décide de quitter son emploi stable pour vivre de sa passion et sa mère doit bien se résoudre à lui ficher la paix. C’est un message d’espoir que le film partage avec toutes les œuvres mentionnées plus haut, mais il faudra continuer de se battre pour les droits des personnes LGBTQIA+ tant que la réalité ne sera pas l’exact reflet d’une fiction certes quelque peu utopiste par moments. J’ai envie d’y croire.

Je ne cherche pas l’amour. Je ne connais pas ce sentiment. Je peux vivre seule, et ça me convient très bien. Je ne m’apitoie pas sur mon sort. Ça vous semble peut-être bizarre, mais je suis comme je suis.

Citation de Kasumi Sobata, interprétée par Toko Miura dans le film I Am What I Am (2022) de Shinya Tamada

Bon mois des fiertés à tous·tes ! 🏳️‍🌈🏳️‍⚧️

Chiharu Sayama, interprétée par Misato Morita dans l’adaptation télévisée de L’Amour est au menu se demande pourquoi le Japon ne légalise pas le mariage homosexuel.

Note sur l’emploi du mot femme :

J’utilise le mot femme par abus de langage pour désigner aussi bien les femmes, qu’elles soient cisgenres ou non, que les personnes transgenres ou non-binaires qui sont en capacité de tomber enceint·e. Toutes ces personnes sont victimes de ce que j’évoque dans la première moitié de l’article, à divers degrés. Je le fais essentiellement pour alléger le texte mais il existe évidemment une pression particulière qui s’exerce sur les hommes transgenres qui renoncent à porter un enfant. Il s’agit d’un sujet à part entière que je ne souhaitais pas aborder en quelques lignes dans un article qui traite d’autre chose.

Sources :