Zhang Yimou, orgueil et concubines

En 1991 sort Épouses et Concubines, le troisième film de Zhang Yimou en collaboration avec l’actrice Gong Li. Il s’agit de l’une des œuvres majeures du réalisateur, alors âgé de 41 ans, qui lui vaudra le Lion d’Argent à la Mostra de Venise ainsi qu’une nomination à l’Oscar du meilleur film étranger l’année suivante. L’action du film prend place en Chine, dans les années 1920. Comme son nom l’indique, Épouses et Concubines met en scène les quatre compagnes du riche et puissant maître Chen. Parce que leur monde se réduit à l’espace délimité par les hauts murs du gynécée, ces quatre rivales mettent tout en œuvre pour s’attirer les faveurs du maître des lieux. Entre luttes de pouvoir, trahisons, menaces voilées, et alliances de circonstances, ce drame en costumes connaît un certain succès à l’internationale malgré la censure gouvernementale. Tout d’abord interdit de sortie en salles par le Bureau du Cinéma, il connaîtra un second souffle sur grand écran peu après la sortie de Qiu Ju, une femme chinoise en 1992, jugé plus consensuel par les autorités.

He Saifei dans Épouses et concubines

Épouses et Concubines est un huis clos dont la mise en scène, agrémentée de nombreux plans fixes pour le moins somptueux, évoque une pièce de théâtre. Parmi les nombreuses particularités stylistiques de son film, Zhang Yimou joue beaucoup avec le hors champ. Il s’avère que maître Chen, dont l’attention est l’objet de toutes les convoitises au sein de la maison, n’apparaît que très peu à l’écran. Lorsque c’est le cas, il est représenté de dos, dissimulé derrière des tentures, ou bien se tient très loin de l’objectif. Pourtant, ses décisions rythment le film : elles sont transmises par les domestiques et ont un impact très concret sur la vie des femmes qui partagent sa vie. Seule sa voix, qui résonne dans toute la demeure, est bien présente. Entre autres détails de mise en scène, on peut également noter l’omniprésence de la couleur rouge, symbole de pouvoir, qui émane des précieuses lanternes qui ornent les appartements de la favorite du maître. Ces deux choix artistiques, s’ils ne sont au début des années 1990 que de simples éléments visuels qui émaillent Épouses et Concubines, deviendront quelques années plus tard les germes de l’une des plus grandes rivalités du cinéma chinois moderne.

Tony Leung dans In The Mood For Love

Au mois de mai de l’an 2000, les festivaliers de la Croisette découvrent In the mood for love de Wong Kar-wai. Il met en scène deux stars de Hong Kong, Tony Leung et Maggie Cheung, qui tombent amoureux l’un de l’autre suite à la liaison qu’entretiennent leurs époux respectifs. Plus qu’un succès critique, c’est un véritable plébiscite qui accueille ce chef-d’œuvre, nouvelle vitrine du cinéma hong-kongais. Il récolte de nombreuses récompenses dans toute l’Asie, mais pas seulement puisque Tony Leung se voit décerner le Prix d’interprétation masculine du festival de Cannes, peu de temps avant qu’In the mood for love ne remporte le César du meilleur film étranger. Mais tous ne voient pas d’un si bon œil ce tour de force de Wong Kar-wai. En effet, Zhang Yimou hurle au plagiat sitôt qu’il visionne le film. Tout d’abord, la mise en scène très intimiste du film de Wong Kar-wai lui semble clairement inspirée d’Épouses et Concubines, de même que l’omniprésence de la couleur rouge. Pire encore, à la manière du maître Chen de 1991, les époux infidèles d’In the mood for love sont au cœur du récit mais n’apparaissent jamais à l’écran. Seule leur voix est connue des spectateurs, et leurs actes rythment la romance des personnages principaux. Ça vous rappelle quelque chose ? C’est en tout cas suffisant pour que Zhang Yimou prenne en grippe Wong Kar-wai, et décide de lui rendre la monnaie de sa pièce avec son prochain film, qui promet déjà d’être un grand succès au box-office chinois : Hero.

Maggie Cheung dans In The Mood For Love

Hero n’est toutefois pas uniquement né du ressentiment de Zhang Yimou pour son homologue hong-kongais. C’est une œuvre de wu xia pian, un film de sabre, et ses producteurs comptent bien réitérer le succès du Tigre et Dragon d’Ang Lee, sorti deux ans plus tôt. Ils vont donc employer les grands moyens, et réunir un casting au prestige inégalé. Jet Li, d’ores et déjà intronisé au panthéon du cinéma d’arts martiaux, campe le protagoniste et donne la réplique à Donnie Yen, qui incarnera Ip Man quelques années plus tard dans le film du même nom. Zhang Ziyi rejoint elle aussi la production, toujours auréolée du succès de Tigre et Dragon, et reconnaissante à Zhang Yimou de lui avoir offert son premier rôle dans The Road Home en 1999. Et c’est alors que comme un pied de nez à Wong Kar-wai, Tony Leung et Maggie Cheung, le couple iconique d’In the mood for love, rejoignent eux aussi l’aventure. Mais la vengeance de Zhang Yimou ne serait pas complète sans débaucher au passage Christopher Doyle, le directeur de la photographie attitré de son rival. Hero est une fresque épique aux couleurs chatoyantes, dont le style visuel n’est pas sans rappeler Les Cendres du Temps d’un certain… Wong Kar-wai, encore lui. C’est un succès colossal, en Chine comme à l’étranger, mais Zhang Yimou n’en a pas encore fini avec celui qu’il considère comme un voleur d’idées.

Maggie Cheung dans Hero

Nous sommes en 2004, et c’est au tour de Zhang Yimou de monter les marches Cannes, avec Le Secret des Poignards Volants. Souvent accusé de n’être qu’un vulgaire pastiche de Tigre et Dragon, notamment parce que Zhang Ziyi tient une fois de plus le premier rôle, celui-ci est en réalité une deuxième pique à l’attention de Wong Kar-wai. Encore une fois, Zhang Yimou va piocher dans les acteurs fétiches de son rival pour donner vie à ses personnages. Andy Lau, qui vient tout juste de tourner Infernal Affairs, affronte Takeshi Kaneshiro, célèbre pour ses rôles dans Chungking Express ou encore Fallen Angels du maître hong-kongais. Ultime affront, Zhang Yimou recrute Shigeru Umebayashi, le compositeur du thème légendaire d’In the mood for love, pour mettre en musique son Secret des Poignards Volants.

Zhang Ziyi dans Le Secret des Poignards Volants

Désormais cinéaste émérite avec la bénédiction du Bureau du Cinéma chinois, Zhang Yimou va continuer sur le chemin du film de sabre et réalisera bientôt La Cité Interdite, qui lui permettra de renouer avec Gong Li. Mais avant cela, petit retour en arrière pour évoquer sa collaboration avec l’actrice, qui révélera très bientôt son importance. Celle-ci a mis un terme à leur collaboration en 1995 : de partenaires artistiques, ils étaient devenus amants et faisaient les choux gras de la presse chinoise. Du Sorgho Rouge à Shanghai Triad, elle avait incarné le personnage principal de chacun des films de Zhang Yimou et leur séparation a laissé un goût amer dans la bouche du cinéaste. Comme leur liaison était de notoriété publique, toute cette histoire n’a bien évidemment pas échappé à Wong Kar-wai, qui ne s’est pas privé d’utiliser Gong Li pour prendre sa revanche sur le réalisateur de Hero.

Gong Li dans 2046

Et c’est ainsi que début 2004, alors que Zhang Yimou apporte la touche finale au Secret des Poignards Volants, Wong Kar-wai finalise quant à lui la production de son nouveau film : 2046. Lui aussi connaît malheureusement des déboires avec son actrice fétiche ; Maggie Cheung claque la porte du studio et la plupart de ses scènes seront coupées au montage. Elle met d’ailleurs un terme à sa carrière d’actrice dans la foulée, et 2046 restera l’un de ses derniers rôles. Qu’à cela ne tienne, si Wong Kar-wai perd une actrice, il va débaucher Gong Li en catastrophe et lui offrir un rôle mémorable dans cette suite d’In the mood for love. C’est un remplacement d’autant plus marquant que les deux personnages partagent le même nom et entretiennent toutes deux une relation avec le protagoniste, incarné par Tony Leung. Wong Kar-Wai profita par ailleurs de la disponibilité de l’actrice pour tourner le court-métrage The Hand, miroir tout en sensualité d’In the mood for love, dans lequel Chang Chen donne la réplique à Gong Li. Ultime couteau dans le dos de Zhang Yimou, c’est Zhang Ziyi qui tient le premier rôle féminin de 2046. Un partout, la balle au centre, et cette rivalité aurait pu s’arrêter là, mais c’était sans compter sur la ténacité de Zhang Yimou.

Gong Li dans La Cité Interdite

Ce dernier retrouve donc finalement Gong Li en 2006, après douze ans de séparation, et répond magistralement au 2046 de Wong Kar-wai en lui empruntant à nouveau Shigeru Umebayashi pour La Cité Interdite, une troisième oeuvre en costumes qui détenait à l’époque le record du plus gros budget jamais alloué à un film chinois. Zhang Yimou expérimente beaucoup avec les effets spéciaux et met en scène des armées entières dans des batailles qui n’ont rien à envier à celles du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson.

Zhang Ziyi dans The Grandmaster

La Cité Interdite et sa grandiloquence préfigurent d’ailleurs la scénographie des Jeux Olympiques de Pékin en 2008, confiée à Zhang Yimou, qui continue aujourd’hui encore d’osciller entre cinéaste quasi officiel de la RPC et réalisateur engagé. Il en restera toutefois là quant à sa rivalité avec Wong Kar-wai, qui lui répondra une dernière fois en 2013 avec The Grandmaster, le dernier grand film d’arts martiaux de Zhang Ziyi, qui n’est pas sans rappeler les meilleures scènes de Hero et du Secret des Poignards Volants. Plus qu’une simple bataille d’égos, cette volonté constante de Zhang Yimou et de Wong Kar-wai de faire mieux que l’autre aura permis la réalisation de certains des meilleurs films chinois et hongkongais des années 2000.

Jiang Wen et Qu Ying dans Keep Cool

Il reste amusant de constater qu’en 1997, Zhang Yimou réalisait Keep Cool, un film beaucoup plus confidentiel mais pas anodin pour autant. Visuellement, ce dernier ressemble comme deux gouttes d’eau aux précédents films de Wong Kar-wai, notamment Chungking Express. Et si finalement, c’était là que tout avait commencé ? Certes, l’histoire ne le dit pas, mais il faut bien un faussaire pour en reconnaître un autre.