Ryu Seong-hie, architecte des rêves

Le corridor d’Oldboy, la salle de lecture de Mademoiselle, le tunnel de Memories of Murder, le hangar d’A Bittersweet Life : autant de lieux emblématiques du cinéma sud-coréen qui sont le fruit de l’imagination d’une chef décoratrice de génie. Cette femme, c’est Ryu Seong-hie, et il y a fort à parier que les œuvres des cinéastes les plus influents de sa génération seraient bien différentes sans une imagination et un savoir-faire que s’arrache toute l’industrie.

Ryu Seong-hie étudie tout d’abord la poterie à Séoul à la fin des années 1980, avant de s’inscrire dans une école d’audiovisuel aux États-Unis en 1995. Sa passion pour le cinéma, elle la doit aux films de David Lynch : une évidence tant elle fait preuve de minutie lorsqu’elle conçoit ses sublimes intérieurs, du plus petit objet aux meubles d’époque en passant par les motifs uniques qui ornent les murs. À son retour en Corée du Sud en l’an 2000, elle fait la rencontre de cinéastes prometteurs dont les amateur·ices du cinéma local auront sans doute entendu parler : Park Chan-wook, Bong Joon-ho et Kim Jee-woon.

À l’époque, le métier de chef décorateur n’existe pas vraiment dans le pays : c’est le directeur artistique qui a la charge des décors, entre autres choses. Autant dire que cet aspect de la production passe parfois au second plan et qu’il n’est pas toujours une priorité. Ryu Seong-hie va changer cela, pour le meilleur. Mais tout d’abord : c’est quoi au juste, un chef décorateur ? En quelques mots, c’est quelqu’un qui va s’occuper de faire du repérage pour les extérieurs, de superviser la construction des intérieurs, de gérer le budget de la production, et de donner des directives aux menuisiers, aux charpentiers, aux peintres, aux accessoiristes, et à tous les autres artisans qui travaillent sur un film.

Choi Min-sik dans Oldboy (2003) de Park Chan-wook

Au coeur de l’intrigue d’Oldboy (2003) de Park Chan-wook se trouve cette petite chambre laide et malaisante dans laquelle le personnage campé par Choi Min-sik va passer 15 ans de sa vie. C’est une des premières réussites de Ryu Seong-hie : insuffler l’élégance dans ce mobilier bon marché et ce papier peint hideux, et faire d’une chambre d’hôtel en apparence anodine un lieu emblématique qui va fasciner le public du film.

Autre défi d’Oldboy : le penthouse du personnage de Yoo Ji-tae, l’un des hommes les plus riches de Corée du Sud. Malheureusement, le budget du film ne permet pas de louer un tel appartement, aussi Ryu Seong-hie opte-t-elle pour un décor en pierre nue avec quelques points d’eau, des colonnes, et une lumière verte facilement reconnaissable. Une fois encore, le résultat est saisissant et chacun·e se souvient des décors du point d’orgue du film.

Yoo Ji-tae dans Oldboy (2003) de Park Chan-wook

« Comment montrer cela ? Je ne connais personne d’aussi riche, et je ne sais pas comment ces gens vivent. J’ai encore du mal à l’imaginer. Si j’avais eu un budget assez important, j’aurais peut-être pu aller dans un magasin de meubles haut de gamme et trouver ce dont j’avais besoin ; c’est toujours plus facile si vous avez les moyens d’aller dans un endroit approprié et d’acheter ou de louer des objets. Mais avec Oldboy, ce n’était pas une option. Comme moi, la plupart des sud-coréens ne connaissent pas ce type de personnes et ne savent pas à quoi ressemble leur maison, ce qui m’a amené à penser que je pourrais m’en sortir en faisant en sorte que ce décor semble très peu familier. J’ai donc construit un penthouse avec des éléments en pierre, un mobilier très minimaliste et de longs et étroits plans d’eau. J’ai aussi utilisé de la lumière verte pour accroître encore l’étrangeté. Les limites budgétaires m’ont donc obligée à aborder les choses différemment : si j’avais eu l’argent, je n’aurais pas eu besoin de réfléchir de la sorte. »

View of the Hearts – entretien publié le 22 décembre 2014

Une des scènes inoubliables de Memories of Murder (2003) de Bong Joon-ho se passe à l’entrée d’un tunnel de voie ferrée. Là encore, le décor a été choisi avec soin et fait cause commune avec la réalisation pour s’assurer que la scène reste gravée dans la mémoire, à tel point que plusieurs affiches du film ont utilisé ce plan.

Park Hae-il et Kim Sang-kyung dans Memories of Murder (2003) de Bong Joon-ho

Pour A Bittersweet Life (2005) de Kim Jee-woon, Ryu Seong-hie va concevoir l’espace de l’une des scènes d’action les plus dynamiques du cinéma sud-coréen moderne. Dans ce hangar désaffecté, le personnage de Lee Byung-hun va se battre pour sa vie et jouer des coudes entre les braséros et les parpaings, poursuivi par les membres d’un gang.

Lee Byung-hun dans A Bittersweet Life (2005) de Kim Jee-woon

En 2006, Ryu Seong-hie fonde la société Podo Studio Design (PODO) avec l’aide de Park Chan-wook, pour structurer ses équipes au gré des tournages. Au début, ses collaborateur·ices vont et viennent, mais elle constitue au fil du temps une liste d’artistes de confiance, comme la décoratrice Jeong Hye-ji. PODO compte aujourd’hui de nombreux salariés qui travaillent régulièrement sur deux à trois films à la fois avec l’aide d’intérimaires.

Pendant des années, Ryu Seong-hie va se battre pour se faire une place sur des tournages très masculins et mettre en avant son expertise quitte à passer outre le sexisme environnant. Aujourd’hui, il y a beaucoup plus de femmes sur les plateaux, et elle se félicite d’y avoir contribué.

« C’était assez difficile à l’époque, comparé à aujourd’hui. Les femmes étaient même tournées en ridicule par des hommes haut placés de la production qui disaient que leur présence servait essentiellement à alléger l’atmosphère. Ils méprisaient leurs aptitudes professionnelles. (…) J’ai entendu beaucoup de méchancetés, on m’a souvent proposé de boire un verre après le travail, mais peu importe : je me concentrais sur mon boulot, ça entrait par une oreille et ça sortait par l’autre. (…) C’est bien mieux aujourd’hui. Il y a beaucoup plus de femmes qui travaillent dans ce domaine. Quelle joie ! »

Cosmopolitan (édition sud-coréenne) – entretien publié le 9 novembre 2022

Ryu Seong-hie (devant, à droite) et son équipe sur le tournage de Mademoiselle (2016) de Park Chan-wook

Après la fondation de PODO, Ryu Seong-hie continue de travailler sur certains des plus gros succès au box-office sud coréen comme The Host (2006) et Mother (2009) de Bong Joon-ho, ou encore Assassination (2015) de Choi Dong-hoon. Elle et son équipe deviennent incontournables dans l’industrie, et le renouveau du cinéma local passe avant tout par un aspect visuel stylisé dont les décors sont la pièce maîtresse. De l’aveu même de la décoratrice, tous les tournages ne se passent pas sans accroc et elle n’est pas toujours d’accord avec le réalisateur.

« Souvent, la première idée qui me vient à l’esprit se mélange avec celles de toutes les autres personnes avec qui je dois tomber d’accord. Chaque réalisateur a ses propres goûts. En ce qui me concerne, j’aime les arts visuels, je pense donc avant tout par images. Parfois, il y a des choses que je souhaite exprimer mais que je ne peux pas expliquer avec des mots, et ça peut être très frustrant quand on cherche à se coordonner avec un réalisateur. C’est à ce moment là que des couacs se produisent.« 

Topclass – entretien publié le 15 février 2007

C’est avec Mademoiselle (2016) de Park Chan-wook que Ryu Seong-hie va finir d’asseoir son expertise en matière de décors de cinéma. S’il faut avouer que la plastique irréprochable du film est avant tout un travail d’équipe, de la musique au maquillage en passant par les costumes et l’éclairage, ce sont souvent les décors qui volent la vedette aux autres départements artistiques. Chaque objet, chaque pan de mur, chaque meuble du manoir du personnage de Cho Jin-woong raconte une histoire, et c’est cette minutie que recherchent les cinéastes lorsqu’ils font appel à PODO, a fortiori pour Park Chan-wook, chez qui le fond est indissociable de la forme.

Mademoiselle (2016) de Park Chan-wook

« Mademoiselle a été le point culminant du travail collaboratif d’une équipe qui se connaissait depuis longtemps : le réalisateur Park Chan-wook, la scénariste Jeong Seo-kyung, le directeur de la photographie Jeong Jeong-hoon, la costumière Cho Sang-kyung, la maquilleuse Song Jong-hee, le compositeur Cho Young-wook et le monteur Kim Sang-beom. Nous savions ce que nous faisions, nous connaissions les sentiments de chacun·e et nous étions à l’aise. Les décors ont été conçus en pensant à la photographie, pas seulement pour être beaux à l’œil nu. Notre joie de créer du cinéma s’en retrouvait décuplée : ce n’est pas seulement l’affaire d’un réalisateur, mais une collaboration entre de nombreuses personnes. Park Chan-wook est un excellent chef d’orchestre. »

Cosmopolitan (édition sud-coréenne) – entretien publié le 9 novembre 2022

Pour Decision To Leave (2022) de Park Chan-wook, elle va concevoir ce papier peint où vagues et montagnes représentent les ondes de la voix du personnage de Tang Wei, qui change au fil du film et est transformée par le traducteur automatique du personnage de Park Hae-il. C’est une belle image qui a beaucoup plu à Park Chan-wook : une représentation visuelle des difficultés de compréhension entre les deux personnages et du lien très fort qui les unit.

Tang Wei dans Decision To Leave (2022) de Park Chan-wook

Elle s’amuse également à prendre en photo des membres de l’équipe de tournage dans des mises en scène macabres pour peupler le mur de photos du bureau du détective incarné par Park Hae-il. Ici encore, notez le travail sur le papier peint et le souci du détail de l’ensemble du décor.

Decision To Leave (2022) de Park Chan-wook

Évidemment le travail de décoratrice de Ryu Seong-hie ne s’arrête pas à l’ameublement et aux murs des intérieurs. Elle va aussi concevoir la superbe couverture du carnet du personnage de Tang Wei et l’interface de cette application pour smartphone qui va jouer un rôle crucial dans le film.

C’est un métier méticuleux, qui passerait presque inaperçu si l’on ne prenait pas le temps de s’attarder sur les détails de chaque scène. Certes Ryu Seong-hie ne fait pas ça toute seule, mais son talent est indéniable et il est évident que tout comme la costumière Cho Sang-kyung, elle a grandement contribué à la beauté visuelle de la renaissance du cinéma sud-coréen. Ryu Seong-hie est relativement inconnue du grand public, mais elle est admirée par ses pairs dans le monde entier et a gagné de nombreux prix dont un Asian Film Award en 2023.

Ryu Seong-hie lors de la seizième cérémonie des Asian Film Awards en 2023

Faute d’harmonisation internationale, il convient d’utiliser les orthographes choisies par les intéressé·es. Ici, Ryu Seong-hie pour 류성희, et non Ryu Seong-hee ou Ryu Sung-hee, comme en atteste son compte Instagram.