Les doigts de fée de Cho Sang-kyung
Elle a conçu les costumes des films et séries télévisées sud-coréen·es les plus populaires de ces vingt dernières années, pourtant son nom est étonnamment absent des ouvrages de référence occidentaux et sa page Wikipédia n’existe encore aujourd’hui que dans sa langue natale. Cho Sang-kyung et son équipe du studio GomGom Costume Design (GomGom) habillent les comédien·nes de Corée du Sud en princesses de la période Joseon ou en chauffeurs de taxi avec une minutie qui mérite qu’on s’y attarde.
L’étoffe des héroïnes
Cho Sang-kyung est née en 1973. Passionnée par le dessin, elle a commencé par étudier la fabrication des costumes de théâtre à l’université avant de se lancer dans le milieu du cinéma avec le troisième long métrage du célèbre réalisateur Ryoo Seung-wan : No Blood No Tears (2002). Elle a ensuite très rapidement collaboré avec les plus grands noms de la nouvelle vague sud-coréenne, de Park Chan-wook à Kim Jee-woon en passant par Choi Dong-hoon et Bong Joon-ho.
« J’ai eu de la chance. J’étais novice en matière de conception de costumes pour le cinéma, mais c’était une époque favorable. Au début des années 2000, l’industrie cinématographique sud-coréenne débordait de nouvelles initiatives et d’énergie. Il était possible de tenter diverses approches, car c’était avant que l’industrie ne prenne de l’ampleur. Je ne connaissais pas grand-chose au monde du cinéma, mais je faisais ce que je voulais en m’inspirant de ce que j’avais vu dans les films étrangers. »
Sulwhasoo Style – entretien publié en 2018
Cho Sang-kyung est à la tête du studio GomGom qui emploie plus d’une trentaine de personnes. GomGom compte de nombreux·ses autres artistes talentueux·ses dans ses rangs, dont les cheffes costumières Kwak Jung-ae, Son Na-ri et Yoon Jeong-hee. Au fil des ans, elles ont développé une expertise dans les costumes d’époque. Il faut savoir que le drame en costumes est un genre très populaire en Corée du Sud, que ce soit à la télévision ou dans les salles obscures : l’action de nombreuses productions se déroulent pendant la première moitié du XXème siècle, voire avant l’industrialisation du pays.
C’est donc une expertise qui s’est révélée lucrative, à tel point que le studio a déménagé en 2014 du centre ville de Séoul vers la périphérie de la province Gyeonggi par manque de place, malgré les nombreux projets en cours et les difficultés liées au déplacement du matériel.
« Je me souviens de l’époque où les membres de l’équipe teignaient du tissu pour un drame historique dans un petit studio de Dongdaemun* : c’était impossible de continuer ainsi. Avoir de la place est essentiel pour notre équipe, car nous produisons nos propres vêtements et nos propres tissus. Il n’y a pas beaucoup de studios capables de s’occuper des costumes d’un drame d’époque. On ne peut pas tout gérer seul·e. Il m’a fallu beaucoup de temps pour réaliser les costumes de The Concubine de Kim Dae-Seung : la fabrication de chaque paire de souliers représente une énorme quantité de travail. »
*NDLT : quartier du Nord-Est de Séoul, célèbre pour son marché
Cine21 – entretien publié le 10 mars 2016
Cuir Culture
Avant de se spécialiser dans les soieries d’époque, Cho Sang-kyung a travaillé avec des metteurs en scène qui s’apprêtaient à révolutionner le cinéma sud-coréen au début des années 2000, à commencer par l’illustre Park Chan-wook. C’est ainsi qu’elle a conçu les costumes de films comme Oldboy (2003), Lady Vengeance (2005) ou encore Je suis un cyborg (2006), à mille lieues des hanboks et des kimonos dont GomGom a aujourd’hui le secret.
Mais les costumes élaborés et excentriques des films de Park Chan-wook ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Pour The Host (2006) de Bong Joon-ho, elle explique qu’après avoir essayé de nombreux joggings à 5000 wons (environ 3,5 euros) pour l’acteur Song Kang-ho, elle a dû se résoudre à en concevoir un sur mesure car aucun ne correspondait à ce qu’elle souhaitait. C’est aussi cela le travail de costumier : faire en sorte que l’ordinaire et le quotidien soient autant à leur place à l’écran que le fantasque et le merveilleux.
Dans la même veine, elle a également habillé Tang Wei et Hyun Bin dans la romance Late Autumn (2010) de Kim Tae-yong dont l’action se déroule sur seulement trois jours. Autant dire que les quelques vêtements utilisés dans le film vont apparaître très souvent à l’écran : il faut donc que le résultat soit impeccable et colle parfaitement aux personnages et aux situations.
Des soieries et des femmes
Dès son déménagement terminé, le studio GomGom entreprend de travailler sur trois drames en costumes de premier plan : Assassination (2015) de Choi Dong-hoon, Mademoiselle (2016) de Park Chan-wook et The Age of Shadows (2016) de Kim Jee-woon.
Difficile de ne pas mentionner le chef-d’œuvre de Park Chan-wook parmi les nombreux faits d’armes de Cho Sang-kyung : Mademoiselle rassemble les plus grand·es artistes du moment de l’industrie du cinéma sud-coréen, dont la décoratrice Ryu Seong-hie, pour façonner un immense film chorale à la plastique irréprochable.
C’est à la costumière Son Na-ri qu’échoit la tâche d’habiller les comédien·nes d’Assassination. Dans une scène importante du film, la résistante interprétée par Gianna Jun doit sortir un pistolet de sa robe de mariée, mais il était impossible de dissimuler une arme dans les robes de l’époque. Qu’à cela ne tienne la cheffe costumière va suggérer quelque chose d’ingénieux au réalisateur :
« (…) En fouillant dans les tissus de l’époque, j’ai trouvé un gros bouquet de mariée. J’ai suggéré au réalisateur Choi Dong-hoon que l’actrice sorte l’arme du bouquet, et il a vraiment aimé. Nous devons parfois faire preuve d’audace et dire non aux idées qui ne correspondent pas à l’époque ou à la situation, et trouver des alternatives. »
Cine21 – entretien publié le 10 mars 2016
GomGom s’est également vu confier la direction des costumes de l’excellent A Taxi Driver (2017) de Jang Hoon, en la personne de Choi Yoon-sun. C’est un film sur la répression des manifestations étudiantes contre la dictature de Chun Doo-hwan. Pour les besoin d’A Taxi Driver, la costumière a recréé la mode vestimentaire de 1980.
En parallèle de l’industrie du cinéma, GomGom reçoit par ailleurs des commandes des studios qui produisent des séries télévisées à gros budget. C’est le cas de Mr. Sunshine (2018), un drame historique en 24 épisodes de plus d’une heure avec Kim Tae-ri et Lee Byung-hun, pour lequel Cho Sang-kyung va travailler d’arrache-pied et effectuer de longues recherches sur les techniques des tailleurs du début du XXème siècle.
Son travail sur la série est heureusement assez documenté sur l’Internet sud-coréen, notamment grâce aux réseaux sociaux. En effet, les costumes de Mr. Sunshine ont fait l’objet d’une exposition fin 2018 à Deoksugung, l’un des grands palais du centre de Séoul : un cadre somptueux pour des costumes qui le sont tout autant.
Entre upcycling et modernité
Tout ce raffinement a évidemment un prix ; le studio doit constamment recycler ses pièces qui ne peuvent malheureusement pas être stockées indéfiniment, et s’assurer de ne pas dépasser les budgets qui lui sont alloués. Cette réutilisation des matières est aussi au coeur des préoccupations environnementales de la directrice :
« Il y a généralement plusieurs milliers de costumes dans un film, et à moins qu’ils ne soient destinés à être exposés ou donnés, il convient de les recycler. Nous travaillons dès le début de chaque projet en pensant à la manière dont nous pourrons recycler chaque pièce. Lorsque nous donnons des conférences dans les écoles, nous parlons de nos méthodes de travail et du recyclage. De nos jours, il est important d’être soucieux·ses de l’environnement dans notre métier. »
Design Press – entretien publié le 9 août 2018
Au-delà de la méthode de travail qui consiste à placer le recyclage comme une étape essentielle du cycle de production de chaque vêtement, le choix des matières est également très important pour Cho Sang-kyung :
« (…) Mon studio crée toutes les armures en papier. Nous appliquons ensuite de la couleur pour qu’elles ressemblent à du cuir. Il est plus facile d’utiliser du plastique chinois, mais le papier est plus facile à recycler. Il en va de même pour d’autres matières, et les matériaux les plus solides sont aussi les plus faciles à recycler. Nous essayons d’utiliser des matériaux naturels : si nous devons nous résoudre à incinérer nos pièces, brûler des matériaux naturels n’est pas la même chose que de brûler du nylon. Cela coûte plus cher, mais je pense que c’est la bonne chose à faire. »
Sulwhasoo Style – entretien publié en 2018
GomGom essaie évidemment autant que possible de rentrer dans ses frais en vendant les costumes qui peuvent l’être. Certaines collections font ainsi l’objet de boutiques éphémères plutôt que d’être détruites. C’est le cas des superbes tenues de l’actrice Seo Yea-ji dans la série télévisée It’s okay to not be okay (2018).
De même que les artistes du studio recyclent les costumes pour en fabriquer de nouveaux, GomGom commence doucement à se recycler également pour satisfaire les besoins de la nouvelle poule aux œufs d’or de l’industrie du cinéma sud-coréen : le film de science-fiction.
Une évolution qui va de soie
C’est ainsi que Cho Sang-kyung a récemment assuré la direction des costumes pour de grosses productions futuristes comme Space Sweepers (2021) de Jo Sung-hee, Seobok (2021) de Lee Yong-ju, JUNG_E (2023) de Yeon Sang-ho, ou encore The Moon (2023) de Kim Yong-hwa.
Désormais tourné vers un avenir lointain fait de scaphandres et d’androïdes, GomGom n’en oublie pas pour autant ses racines. De mémoire récente, le plus bel exemple du savoir-faire du studio est sans aucun doute le premier volet du diptyque Alienoid (2022) de Choi Dong-hoon. Pour ce film dont l’intrigue repose grandement sur le voyage dans le temps, Cho Sang-kyung a dû concevoir des costumes traditionnels pour Kim Tae-ri mais aussi des tenues d’avant-garde pour Kim Woo-bin.
Ce n’est pas pour rien si Cho Sang-kyung et GomGom sont aujourd’hui des partenaires incontournables des sociétés de production sud-coréennes : leur maîtrise du cycle de production des vêtements et leur talent sans pareil en font l’un des piliers de la nouvelle vague. Il est également important de mentionner le rythme de travail effréné du studio et de ses costumières, qui ont habillé les personnages de près d’une centaine de films et séries en vingt ans, de Thirst à Decision To Leave en passant par Squid Game.
Inconnues en occident, ces femmes prolifiques ont considérablement contribué à l’identité visuelle de tout un pan du cinéma sud-coréen. Il ne tient désormais plus qu’à vous de repérer leurs noms aux génériques de vos films favoris !
Sources :
- https://mydramalist.com/
- http://www.cine21.com/
- https://blog.naver.com/designpress2016/
- https://www.koreana.or.kr/
- https://www.sulwhasoo.com/
- Compte Instagram de GomGom Costume Design
Voir :
- No Blood No Tears (2002) de Ryoo Seung-wan
- Oldboy (2003) de Park Chan-wook
- Lady Vengeance (2005) de Park Chan-wook
- Je suis un cyborg (2006) de Park Chan-wook
- The Host (2006) de Bong Joon-ho
- Thirst (2009) de Park Chan-wook
- Late Autumn (2010) de Kim Tae-yong
- Assassination (2015) de Choi Dong-hoon
- Mademoiselle (2016) de Park Chan-wook
- The Age of Shadows (2016) de Kim Jee-woon
- A Taxi Driver (2017) de Jang Hoon
- Mr. Sunshine (2018) – série télévisée
- It’s okay to not be okay (2018) – série télévisée
- Space Sweepers (2021) de Jo Sung-hee
- Squid Game (2021) – série télévisée
- Seobok (2021) de Lee Yong-ju
- Decision To Leave (2022) de Park Chan-wook
- Alienoid (2022) de Choi Dong-hoon
- JUNG_E (2023) de Yeon Sang-ho
- The Moon (2023) de Kim Yong-hwa