C’est un nom qui pourrait aussi bien être synonyme de son à Taïwan : Tu Duu-chih. Si vous ignorez qui il est, vous êtes toutefois familier·ère de son œuvre, pour peu que vous vous intéressiez un petit peu au cinéma sinophone de ces quarante dernières années. Son nom figure au générique de centaines de films, au nombre desquels In the mood for love de Wong Kar-wai, Millennium Mambo de Hou Hsiao-hsien, Une vie simple d’Ann Hui, Taipei Story d’Edward Yang, Goodbye Dragon Inn de Tsai Ming-liang, pour ne citer que certains des plus connus.

Plus qu’une liste interminable de chefs-d’œuvre du septième art, ce sont ces quelques chiffres qui attestent de l’importance de Tu Duu-chih dans l’industrie du cinéma taïwanais : on estimait il y a quelques années qu’il avait été crédité dans près de trois quarts des productions du pays en tant que monteur son. Ce volume considérable atteint des proportions encore plus vertigineuses lorsque l’on parle des films dont le son a été produit par son studio 3H Sound : un journaliste du Taipei Times a estimé que plus de 90% des films produits à Hong Kong et à Taïwan chaque année passaient par le studio de Tu Duu-chih.

Cette omniprésence – pour ne pas dire ce monopole – dans le domaine du son au cinéma est telle qu’il détient le record absolu de nominations au Golden Horse Film Festival (l’équivalent des Oscars à Taïwan) toutes catégories confondues. Il a été nommé plus de quarante fois en près de cinquante ans de carrière et peut aujourd’hui s’enorgueillir de treize victoires : une anomalie statistique qui s’explique à la fois par un talent indéniable et un héritage technologique considérable.

En effet, si Tu Duu-chih continue aujourd’hui de travailler dans un petit studio à taille humaine avec un nombre réduit de salarié·e·s, il s’assure d’être constamment à la pointe en matière de production sonore depuis près d’un demi siècle.

Tu Duu-chih avec l’un de ses treize Golden Horses pour le meilleur montage de son

Et le son fut

Fraichement diplômé du génie électrique, Tu Duu-chih fait ses premières armes au cinéma en 1972 en tant qu’assistant au département son de la Central Motion Picture Corporation (CMPC), un studio à capitaux publics taïwanais. C’est dans ce cadre qu’il va commencer à apprivoiser le son comme élément central du processus de création et à apprendre de ses pairs. Au fil des ans, il fait la rencontre de figures majeures de la nouvelle vague taïwanaise, dont l’illustre réalisateur Edward Yang avec lequel il collabore dès 1982 sur l’omnibus In Our Time. Dès l’année suivante, il expérimente sur la spatialisation dans l’idée d’obtenir une ambiance sonore réaliste lors de la production du premier long métrage d’Edward Yang : That Day, On The Beach.

Il obtient rapidement la confiance du cinéaste, tant et si bien que leur collaboration durera jusqu’à la retraite anticipée du réalisateur aux début des années 2000 pour des raisons de santé. Sur les tournages, Tu Duu-chih devient le bras droit d’Edward Yang, à tel point que le réalisateur écoute ses prises de son pour donner des indications aux acteur·ice·s plutôt que de s’en tenir à son impression visuelle pour juger de la justesse de leur jeu.

Sylvia Chang dans That Day, On The Beach (1983) d’Edward Yang

Mais c’est en 1989 que Tu Duu-chih laisse pour la première fois une marque indélébile sur le cinéma taïwanais. Il collabore avec Hou Hsiao-hsien sur son chef-d’œuvre A City of Sadness et signe le premier film de l’histoire de Taïwan dont la prise de son est intégralement effectuée pendant le tournage. Jusqu’ici, les industries taïwanaises et hongkongaises avaient largement recours à la post-synchronisation pour enregistrer les dialogues en studio : un procédé bien connu des amateur·ice·s de films d’arts martiaux de l’époque. Il faut dire que les conditions de tournage et l’équipement ne se prêtaient guère à l’enregistrement de voix en direct.

Ce contexte bien particulier rend la prouesse de Tu Duu-chih d’autant plus impressionnante. Fort de sa débrouillardise et de quelques conseils de ses pairs partis travailler aux États-Unis dans de meilleures conditions, il met au point un équipement presque artisanal avec les moyens du bord. Si ce procédé qui peut sembler simpliste prête à rire de nos jours, il n’en était rien à une époque où la production sonore cinématographique taïwanaise en était encore à ses balbutiements, ce qu’il explique comme suit :

À l’époque, les perches que nous utilisions pour les micros n’étaient guère différentes de celles sur lesquelles les gens étendaient leur linge. Nos caméras étaient également très bruyantes et il fallait les recouvrir de deux ou trois couvertures pour étouffer le son, si bien qu’après quelques prises, le caméraman sortait de là épuisé et en nage.

A City of Sadness (1989) de Hou Hsiao-hsien

A City of Sadness, qui dresse le portrait d’une famille lors de la Terreur blanche, remporte le Lion d’Or à Venise et consacre Hou Hsiao-hsien en occident après plusieurs passages au légendaire Festival des Trois Continents. Suite au succès du film, le cinéaste dépense sans compter pour offrir à Tu Duu-chih de l’équipement d’enregistrement dernier cri qui se révèle rapidement être très utile au technicien.

Une place au soleil

En 1991, Edward Yang réalise son magnum opus : A Brighter Summer Day. Il s’agit d’une fresque historique de près de quatre heures qui suit les tribulations d’une bande de jeunes taïwanais, là encore pendant que leurs parents survivent tant bien que mal à la Terreur blanche. Au-delà des indéniables qualités d’A Brighter Summer Day qui reste encore aujourd’hui un pilier du cinéma de l’île, cette sortie marque surtout la toute première fois que le son d’un film est intégralement travaillé à Taïwan, du tournage au mixage final en passant par la post-production. Auparavant, les studios taïwanais externalisaient souvent ce travail à l’étranger, faute de moyens et d’ingénieurs compétents.

Tu Duu-chih utilise évidemment le matériel offert par Hou Hsiao-hsien pour le son du film, mais conserve toutefois son savoir-faire acquis à la CMPC et n’oublie pas pour autant les bienfaits de la post-production dans certains cas. Pendant le tournage, l’équipe se rend compte que l’accent de l’actrice Lisa Yang – premier rôle féminin du film – est beaucoup trop marqué par son enfance passée aux États-Unis. Elle sera ainsi doublée par une actrice taïwanaise en post-production sous la supervision de Tu Duu-chih, dont le travail d’orfèvre demeure presque indiscernable d’un enregistrement en plateau aujourd’hui encore.

Lisa Yang, Chang Chen et Edward Yang sur le tournage d’A Brighter Summer Day (1991)

Ce retour ponctuel à la post-synchronisation est symptomatique de la méthode de Tu Duu-chih : toujours favoriser la cohérence et le réalisme du résultat final à la course technologique. Cette faculté d’adaptation sans pareille fait aujourd’hui de ce technicien l’un des meilleurs dans son domaine. Plutôt que de chercher à capter le son de la manière la plus réaliste possible dès le départ, Tu Duu-chih décompose chaque enregistrement en une multitude de pistes pour pouvoir obtenir un résultat parfait lors du mixage.

Les différents éléments du spectre sonore s’apparentent aux trois couleurs primaires : en ajustant les proportions de rouge, de bleu et de vert, on obtient de nombreuses variantes d’une même scène. La quantité d’écho dans une pièce, la fréquence de la voix d’un personnage, mais aussi le volume des bruits de pas servent à donner un centre de gravité à la scène : autant de détails qui permettent au spectateur de se sentir immergé dans le film.

Une mécanique de précision mise à rude épreuve

Cette volonté de contrôle du son s’exerce jusque dans les plus infimes détails : lorsqu’il enregistre des voix en post-production, il demande non seulement aux comédien·ne·s d’épouser parfaitement les mouvements de lèvres à l’écran, mais aussi de caler leur respiration sur celle des personnages pour obtenir un résultat aussi proche de l’enregistrement initial que possible.

C’est notamment ce qu’il met en oeuvre en 1998 pour le personnage de l’actrice japonaise Michiko Haneda dans Les Fleurs de Shanghai de Hou Hsiao-hsien. Comme la comédienne ne parvient à parler ni shanghaien ni cantonais, il est rapidement décidé qu’elle s’exprimerait en japonais sur le tournage pour que son jeu soit le plus naturel possible. Tu Duu-chih fait ensuite appel à une directrice de tournage hongkongaise pour obtenir une traduction aussi proche du mouvement des lèvres de l’actrice que possible. Cette alliance de l’enregistrement pendant le tournage et du doublage sélectif permet au monteur son d’obtenir des lignes de dialogue dans la langue souhaitée tout en conservant les rires, les pleurs et la respiration de l’actrice.

Les Fleurs de Shanghai (1998) de Hou Hsiao-hsien

C’est aussi un film qui va demander à Tu Duu-chih de faire preuve de créativité : en effet, la plupart des scènes réunissent de nombreux personnages autour des tables d’une maison des plaisirs de Shanghai. Il doit donc s’assurer que la voix de chaque comédien·ne puisse être entendue clairement par-dessus le brouhaha caractéristique de ce type d’établissements. Il en résulte un film intimiste à l’ambiance très particulière au fil duquel le spectateur a l’impression de prendre un verre avec les personnages.

Cette précision d’horloger se heurte toutefois souvent aux imprévus inhérents aux tournages et aux productions cinématographiques. Tu Duu-chih commence à travailler avec Wong Kar-wai en 1997 pour la romance homosexuelle Happy Together, un film courageux dans le contexte de l’époque. Il se heurte toutefois rapidement aux méthodes de travail pour le moins chaotiques du cinéaste, aussi bien en plateau que lors de la post-production. Pour satisfaire aux demandes de modifications incessantes de Wong Kar-wai, il effectue le montage du son pour la toute première fois en numérique.

Pour Parking de Chung Mong-hong, un autre problème nettement plus terre à terre se pose : une bonne partie du tournage doit se dérouler sur Chengde Road, une grande artère de Taipei. Lorsque l’équipe effectue ses premiers repérages en journée, le bruit ambiant est encore acceptable. Cependant, le film est tourné de nuit, et il s’avère que l’autoroute à proximité est particulièrement bruyante au moment où les gens rentrent du travail. Tu Duu-chih doit donc faire poser du double vitrage sur le bâtiment principal mais aussi sur les fenêtres des voitures utilisées pour le film. De même, pour Yi Yi d’Edward Yang, l’appartement dans lequel se déroule une bonne partie de l’intrigue a dû être isolé phoniquement pour que les bruits de la route en contrebas ne viennent pas parasiter les dialogues.

Chang Chen dans Parking (2008) de Chung Mong-hong

Cette volonté des cinéastes taïwanais de tourner dans des décors réels, souvent en extérieur, mène la vie dure à Tu Duu-chih qui parvient néanmoins à conserver un standard d’excellence en matière de production sonore. Et ça paie : ce travail sur le son permet entre autres à In the mood for love et à Yi Yi d’être sélectionnés au Festival de Cannes. Pour les milieux du cinéma taïwanais et hongkongais, Tu Duu-chih est aussi celui qui a permis aux films produits localement de rayonner à l’international.

La fine équipe a l’oreille fine

En 2004, Tu Duu-chih fonde 3H Sound Studio, son propre studio d’enregistrement et de mixage du son pour l’industrie du cinéma, qui dispose de toutes les technologies de pointe en la matière, du Dolby Atmos au système d’enregistrement 7.1 en passant par de nombreuses salles dédiées aux bruitages et au doublage.

Évidemment, même si c’est un bourreau de travail, Tu Duu-chih n’aurait jamais pu obtenir de tels résultats sans une équipe de professionnel·le·s aguerri·e·s. 3H Sound Studio compte aujourd’hui un peu moins d’une vingtaine de salarié·es, capables d’enregistrer du son sur les tournages mais aussi de faire du mixage et de la post-synchronisation lorsque c’est nécessaire. C’est grâce à cette équipe que le studio assure aujourd’hui l’immense majorité de la production sonore des films taïwanais et hongkongais.

Du Juntang et Li Jiaheng, deux technicien·ne·s de 3H Sound Studio

Même si ses plus gros succès sont indissociables des paliers atteints par cinéma taïwanais depuis le milieu des années 1980, Tu Duu-chih ne se repose pas pour autant sur ses lauriers et continue d’expérimenter. En 2015, il sculpte l’ambiance onirique du superbe Murmur of the Hearts de Sylvia Chang, au bruit des vagues si immersif. Il apporte son aide aux cinéastes partout en Asie, aussi bien au Bhoutan avec Le Moine et le fusil de Pawo Choyning Dorji qu’à Hong Kong avec Tout ira bien de Ray Yeung.

Isabel Sandoval et Tu Duu-chih à Taipei en décembre 2024

À l’heure où j’écris ces lignes, Tu Duu-chih travaille sur Moonglow, le prochain film de la réalisatrice philippine Isabel Sandoval, dont l’oeuvre a été grandement influencée par In the mood for love : la boucle est bouclée. C’est un artiste inventif doublé d’un technicien exigeant qui ne s’arrête jamais de travailler, pour une raison simple :

Dans chaque milieu professionnel, il y a des gens qui aiment leur métier. Je pense que c’est la plus belle chance qui soit. Je m’estime être quelqu’un de très chanceux en la matière.

Sources :

2 commentaire sur « Tu Duu-chih : father and SON »
  1. De mon temps, j’avais été le moteur d’une véritable révolution sonore à Hong Kong en poussant la post-synchro à la Shaw Brothers, dans le but d’exporter les films en mandarin. Mais ce que j’ai fait n’a rien à voir avec la précision artistique de Tu-Duu Chih bien évidemment !

    (je suis hilarant)

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